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Emmanuel Macron en appelle aux « classes moyennes » : de quoi parle-t-on ?
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« Si tout le monde est moyen, personne ne l’est. » La petite phrase d’Henri Mendras, sociologue français des « Trente Glorieuses », sur la « moyennisation » à l’œuvre dans la société française des années 1960 aux années 1980 résume assez bien le problème qui se pose lors de l’évocation récurrente de cette catégorie par les hommes politiques. Les sondages sur le sujet se suivent et se ressemblent : environ la moitié des Français interrogés se définissent inlassablement comme appartenant aux « classes moyennes », soulevant ainsi la question de la pertinence d’une catégorie statistique relativement floue, mais censée regrouper la moitié de la population française.
« Les classes moyennes, leitmotiv des discours politiques. On ne sait toujours pas qui elles sont. Bref, ça ne veut rien dire », a ainsi réagi sur Twitter le sociologue Camille Peugny. « En fait c’est un peu le piège, on peut imaginer plein de définitions, et donc ce genre de déclaration n’engage à rien », a-t-il répondu face aux tentatives de définition de ces « classes moyennes. »
« Les Françaises et les Français qui travaillent dur »
En l’occurrence, quand Emmanuel Macron a promis, ce lundi soir, au 20h de TF1, 2 milliards de « baisses d’impôt » pour les « classes moyennes », beaucoup de Français ont pu se sentir concernés. Le Président de la République s’est ainsi adressé aux « Françaises et les Français qui travaillent dur, qui veulent bien élever leurs enfants et qui aujourd’hui […] ont du mal à boucler la fin du mois », avant d’’évoquer la « fiscalisation des revenus » qui « écrase les gains de pouvoir d’achat entre 1500 et 2500 euros. »
Dans un entretien au Monde, Gabriel Attal s’est risqué à une définition statistique assez indirecte : « Certains placent [les classes moyennes] entre les 4e et les 8e déciles [de revenus], cela fait plus de quinze millions de ménages. » Et le ministre des Comptes publics d’ajouter : « Ces ménages sont prioritaires, même si on agit évidemment pour tous les Français. » Une précision qui laisse planer le doute sur les Français qui seront effectivement concernés, mais si l’on s’en tient pour le moment à l’indication des déciles de revenus, cela voudrait dire – pour une personne seule – les Français gagnant entre 1740 et 2460 euros par mois, d’après les chiffres 2019 de l’INSEE.
Déciles de niveau de vie – INSEE
Si l’on classe les ménages en termes de revenus et qu’on les répartit en dix groupes d’importance égale, on aura des « déciles » de revenus qui permettent de savoir combien gagnent les 10% les plus pauvres, les 10% plus riches, et chaque « décile » de population.
L’INSEE construit cette répartition des revenus en termes de « niveau de vie », c’est-à-dire des revenus dits « disponibles » (qui prennent en compte les aides de l’Etat), divisés par les « unités de consommation », pour prendre en compte la composition des ménages. Ainsi, pour le même salaire perçu par un adulte, le « niveau de vie » peut grandement varier entre une personne seule ou un ménage composé d’une mère célibataire de trois enfants.
Les 15 millions de personnes situées « entre les 4ème et 8ème déciles », mentionnés par Gabriel Attal correspondraient donc, selon les chiffres de l’INSEE pour l’année 2019, à :
- Pour une personne seule : un salaire de 1740 à 2460 euros par mois
- Pour un ménage sans enfant : un couple gagnant de 1300 à 1850 euros par mois et par conjoint
- Pour un ménage comprenant deux enfants de plus de 14 ans : un couple gagnant de 2170 euros à 3080 euros par conjoint
« C’est le lieu où se font les passages entre le haut et le bas de la société »
Auteur de Les nouvelles Classes moyennes [Ed. Seuil], avec Dominique Goux, Éric Maurin estime qu’en donnant cette fourchette statistique, le ministre compte un peu large. « Du 4ème au 6ème décile, on peut dire que ce sont des classes moyennes, les 7ème et 8ème déciles, ce sont déjà des gens plus aisés », explique le directeur d’études à l’Ecole des hauts études en sciences sociales (EHESS). Surtout, le critère de revenus ne lui paraît pas le plus pertinent pour définir les fameuses « classes moyennes » : « Il y a une grande mobilité dans l’échelle des revenus, selon les périodes de chômage ou d’activité, notamment, ce serait plus pertinent de raisonner en termes de position dans l’espace des catégories socio-professionnelles. »
À cet égard, les travaux sur la question dessinent un espace social « hétérogène », explique Éric Maurin : « Il y a les classes moyennes historiques, non-salariées, que sont les commerçants et les artisans qui dominaient les représentations de la catégorie. Depuis les années 1950, les nouvelles classes gagnent du terrain, ce sont notamment les professions intermédiaires de l’INSEE : les professeurs des écoles, les infirmiers, les techniciens, les représentants de commerce, les contremaîtres… » Ce que ces catégories ont en commun, c’est de former une sorte de carrefour de l’espace social, qui représente « toutes les façons qu’il y a de s’élever ou de déchoir dans la société », poursuit l’économiste : « Les classes moyennes, c’est là où il y a le plus de diversité dans les origines sociales, et dans les possibilités de destin des enfants. C’est le lieu où se font les passages entre le haut et le bas de la société. »
« Les classes moyennes, c’est ce qui évite que l’on ait un face-à-face entre le haut et le bas »
C’est ce qui explique probablement l’investissement récurrent du concept de « classes moyennes » par les politiques : « Les classes moyennes, c’est ce qui fait que se mélangent les milieux sociaux et se parlent. C’est ça l’ADN le plus important et c’est en cela qu’elles sont aussi connotées politiquement : c’est ce qui évite qu’on ait un face-à-face entre le haut et le bas. C’est pour ça que les classes moyennes sont la bête noire de ceux qui se réclament du marxisme. C’est aussi pour ça que les politiques ont une définition très extensive du concept. L’idée étant que les classes moyennes, c’est tout le monde, moins ceux qui sont vraiment très riches et ceux qui sont vraiment pauvres. C’est presque une catégorie morale : des gens qui travaillent, qui sont tempérants, et dont on peut espérer un rapport au gouvernement vertueux, qui évitera les extrêmes. »
Une analyse qui cadre parfaitement avec le discours tenu par Emmanuel Macron ce lundi sur TF1, et qui rappelle de nombreux discours politiques tenus ces dernières années et tentant de « fédérer cette mosaïque », rappelle Éric Maurin, qui ajoute que, jusqu’à présent, aucun n’y est arrivé. Laurent Wauquiez avait par exemple publié, en 2011, La Lutte des classes moyennes [Ed. Odile Jacob], mais un des problèmes qu’a rencontré la droite lors de ses offensives sur la thématique des « classes moyennes », c’est que celles-ci sont caractérisées par de fortes disparités de comportements politiques. « Si vous voulez unir les gens du 4ème au 8ème décile, vous allez vous heurter à une constellation hétérogène. Personne n’est jamais arrivé à unifier un grand parti des classes moyennes, notamment parce qu’il y a une division gauche – droite entre les salariés du public et du privé. »
D’après lui, il y a bien une constante électorale chez les « classes moyennes », c’est qu’elles votent moins pour partis les plus radicaux, « jusqu’à récemment », en tout cas, précise Éric Maurin. « Ce qui a changé, c’est que le RN a beaucoup gagné chez les ouvriers qualifiés, dans la force de l’âge. Mais quand je ne dirais pas que ce sont des ‘classes moyennes inférieures’, comme on les appelle parfois, c’est un abus de langage », ajoute l’économiste. Les « classes moyennes », une « constellation », dans laquelle il est en effet compliqué de naviguer.
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