Dans la nuit de jeudi à vendredi, les dirigeants de l’Union européenne ont donné leur feu vert aux négociations d’adhésion avec l’Ukraine. Est-ce une décision historique ?
Clairement oui. L’Ukraine attend ce moment depuis au moins dix ans. On se souvient des manifestations de 2013-2014 organisées contre le refus de Viktor Ianoukovitch de signer un accord d’association avec l’Union européenne. C’est une décision qui est aussi historique pour les Européens, car elle marque un tournant dans la perception de cette région. Jusqu’en février 2022, un certain nombre d’Etats membres, comme la France et l’Allemagne, considéraient que des pays comme l’Ukraine et la Moldavie relevaient de la sphère d’influence naturelle de la Russie, et qu’il ne fallait donc pas aller trop loin dans le rapprochement avec eux sous peine d’une confrontation avec Moscou. Aujourd’hui, il y a la conscience partagée que c’est la Russie qui recherche le conflit.
D’un point de vue politique et juridique, comment ces négociations d’adhésion vont se dérouler ?
C’est le début d’un processus qui va être très long. Un certain nombre de pays des Balkans occidentaux sont candidats depuis 2003 et n’ont toujours pas été intégrés. La dernière vague d’élargissement de l’UE remonte à 2013, la Croatie devenant alors le 28e pays membre. En ce qui concerne l’Ukraine, plusieurs séries de décisions devront être prises au fur et à mesure de l’avancée des négociations. C’est un processus qui peut connaître des coups de frein ponctuels, qui ne seront pas définitifs. La Hongrie aura sans doute encore l’occasion de jouer le trouble-fête, mais la question aujourd’hui n’est plus de savoir si, mais bien quand l’Ukraine deviendra membre de l’UE.
L’UE avait prévu d’accorder à l’Ukraine une aide de 50 milliards d’euros, 33 milliards de prêts et 17 milliards d’euros de dons, sur quatre ans à compter de l’an prochain. Mais Victor Orban a mis son véto. Est-ce une surprise ?
C’est un blocage qui n’est pas insurmontable. Cette décision sera réexaminée au mois de janvier. Sur ces questions, qui sont proprement des questions d’argent et de budget, l’Union européenne a la capacité de faire preuve d’inventivité. On peut imaginer des mécanismes permettant de fournir un soutien à l’Ukraine sans passer par l’unanimité des 27, par exemple par l’intermédiaire de fonds spéciaux avec des contributions volontaires des pays membres.
Au moment de la décision d’ouvrir les négociations avec l’Ukraine, Viktor Orban a préféré s’absenter et sortir de la salle, sans apposer son véto. Quelques heures plus tard, dans une vidéo publiée sur Facebook, il a expliqué que son pays ne voulait pas “partager la responsabilité” de ce choix “insensé” des 26 autres Etats et s’est donc “abstenu”. A quoi joue Viktor Orban ?
Il y a une part d’affichage populiste. Il montre à sa population qu’il est opposé à l’élargissement de l’UE, mais il ne bloque pas la décision. Il a fait plus ou moins la même chose lors de l’adoption de sanctions contre la Russie. Dans les faits, la Hongrie conserve des relations fortes avec Moscou, notamment en matière énergétique. Viktor Orban est le seul européen à avoir serré la main de Vladimir Poutine depuis l’invasion de l’Ukraine, et il souhaite préserver cette relation. Dans le même temps, il est conscient des bénéfices qu’il tire de l’appartenance de son pays à l’Union européenne. On observe aujourd’hui que Budapest est isolée en Europe sur le dossier ukrainien.
L’UE a également décidé d’accorder le statut de pays candidat à la Géorgie et d’ouvrir des négociations avec la Moldavie et, sous conditions, avec la Bosnie-Herzégovine. Des décisions très attendues dans ces pays…
La Bosnie et la Moldavie attendaient ce moment avec impatience. En ce qui concerne la Géorgie, c’est une décision qui intervient alors que le paysage politique intérieur est très complexe. La société géorgienne est extrêmement polarisée, entre une population majoritairement favorable à un rapprochement avec Bruxelles, et un gouvernement au pouvoir depuis dix ans, très conciliant avec la Russie. Formellement, l’exécutif géorgien n’est pas « pro-Moscou », mais dans les faits il a tout fait pour que ce rapprochement avec l’Union européenne ne se fasse pas.
Quel regard porte la Russie sur l’ensemble des décisions prises par le Conseil européen ?
Avec ces décisions, l’UE a voulu envoyer un message à la Russie de Vladimir Poutine. Mais les autorités russes ne parleront jamais d’échec ou de revers, pour la simple raison qu’ils n’ont jamais cru à l’Europe, ni à la chance réelle de ces pays de rejoindre un jour l’Union européenne. La rhétorique russe sur l’Ukraine est qu’il s’agit d’un Etat piloté de l’extérieur. L’idée que les Ukrainiens puissent bâtir un pays prospère et démocratique est insupportable pour Moscou, qui ne comprend pas le fonctionnement de l’UE. La Russie n’y voit qu’un projet géopolitique américain.
Peut-on dire que l’UE est parvenue à préserver son unité dans la tempête ?
La Hongrie reste le caillou dans la chaussure de l’Union européenne. C’est le cas depuis février 2022. Viktor Orban marque sa différence, pour l’instant sans faire vraiment obstacle. Mais en termes de communication cela ternit l’image d’unité que l’UE souhaite renvoyer. La Hongrie d’Orban est une menace permanente pour l’unité des 27 notamment en ce qui concerne les décisions prises à l’unanimité. Il se pourrait que dans les mois à venir il utilise, comme il l’a fait dans la nuit de jeudi à vendredi, son droit de veto pour bloquer d’autres avancées dans le dossier ukrainien.