Agriculteurs en colère : quelles sont leurs revendications ?
Par Simon Barbarit
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C’est une grogne qui monte et qui s’étend dans toute l’Europe. Après les Pays Bas et la Belgique l’année dernière, c’est maintenant en Allemagne et en France que les agriculteurs manifestent leur exaspération par des actions spectaculaires. « Après la pandémie et l’impact de la guerre en Ukraine sur les coûts de production, ce sont désormais les déclinaisons nationales du Green Deal européen qui alimentent les colères, car c’est perçu comme un trop-plein de normes », résume Gilles Ivaldi, chercheur au CNRS et au centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof).
La suppression d’une niche fiscale a mis le feu aux poudres Outre-Rhin
A Berlin, les défilés de tracteurs ne faiblissent pas et font craindre aux autorités une contagion du mouvement type « gilets jaunes ». C’est un projet d’augmentation des taxes sur le diesel agricole qui ont entraîné une mobilisation massive de la profession. En France, on retrouve ce motif dans les manifestations qui ont lieu actuellement à Toulouse. Le budget 2024 prévoit, en effet, la fin de la défiscalisation du gazole non routier pour les agriculteurs. « Nous supprimerons la niche fiscale sur le gazole non routier tout simplement pour faire basculer notre fiscalité d’une fiscalité brune – c’est une fiscalité qui incite à consommer des énergies fossiles, donc c’est mauvais pour le climat – à une fiscalité qui valorise les investissements verts », avait justifié Bruno Le Maire.
« Les agriculteurs allemands ne sont pas du tout dans la même situation que les agriculteurs français qui vont conserver les deux tiers de l’exonération. La perte du dernier tiers sera lissée sur 7 ans. Les Allemands, eux, vont perdre l’exonération en 6 mois », rappelle Laurent Duplomb, sénateur LR, spécialiste des questions agricoles. Face à l’intensification du mouvement Outre-Rhin le gouvernement allemand a accepté, en début de semaine, de lisser la fin de cet avantage fiscal jusqu’en 2026.
La stratégie « de la ferme à la fourchette » dans le viseur des agriculteurs
Mais comme l’a indiqué dans le journal Le Point, le patron de la FNSEA, Arnaud Rousseau, « le fait générateur » de la révolte paysanne en cours dans toute l’Europe, c’est la fameuse stratégie de la « ferme à la fourchette » qui vise à porter à 25 % la part de l’agriculture biologique, à l’horizon de 2030. Un objectif qui, selon le syndicaliste, conduirait « à une agriculture décroissante, que le monde agricole n’arrive pas à comprendre ». Ces détracteurs estiment qu’elles conduiraient à une perte de production européenne de 15 %.
Guillaume Gontard le patron des sénateurs écologistes s’oppose farouchement à cette analyse. « Que les agriculteurs n’arrivent plus à vivre de leur travail, c’est une réalité. Mais quand j’entends Marc Fesneau, le ministre de l’Agriculture expliquer qu’il ne faut pas opposer deux modèles, il se trompe car c’est bien ce vieux modèle productiviste qui ne fonctionne plus. Est-ce que le modèle actuel permet la souveraineté alimentaire ? Non puisque vous avez 60 % de la viande servie dans les collectivités qui provient hors de France. A la sortie de la guerre, grâce à une volonté politique, on est passé très rapidement à l’agriculture productiviste. C’est avec cette même volonté politique qu’on passera à une agriculture respectueuse de l’environnement et de la santé des agriculteurs. Mais pour ça, il faut renforcer les aides à l’installation des exploitations bios et renforcer les contrôles aux frontières européennes ».
Réduction des pesticides à l’horizon 2030
Si l’une des déclinaisons du pacte vert pour l’Europe qui visait à réduire de 50 % le recours aux pesticides d’ici à 2030 a été rejetée au mois de novembre par le Parlement européen, la nouvelle stratégie de l’exécutif français vise toujours à réduire de moitié l’usage des pesticides à l’horizon 2030 par rapport à la période 2015-2017. L’indicateur de référence du gouvernement est le « Nodu » (Nombre de doses unité) qui prend en compte les quantités de pesticides vendues et les surfaces traitées, aux doses maximales homologuées. La France est passée d’un Nodu de 82 en 2009 à 120,3 en 2018 avant de revenir à 85,7 en 2021.
« On a déjà interdit les produits les plus dangereux mais ça ne suffit pas. On parle maintenant de volume. Et dans le même temps, la réglementation française interdit les nouvelles techniques de manipulation génétiques, NBT (new breeding techniques), qui permettrait d’avoir des plantes plus résistantes aux fortes chaleurs, au manque d’eau, aux parasites. On freine tous les progrès techniques qui permettraient d’aborder la transition écologique », s’agace Laurent Duplomb.
Même analyse de la part du président des céréaliers de France Éric Thirouin. « En 20 ans, on a réduit de 46 % les quantités de substances actives utilisées en France et le Nodu ne reflète pas du tout cette réduction. Utiliser cet indicateur créé une situation de distorsion flagrante par rapport à nos voisins. C’est une machine à baffes pondue par les ONG, acceptée par les politiques et qui nous mène dans une impasse », a dénoncé cette semaine, lors d’une conférence de presse.
« Sur cette question, il faut inverser la tendance du message populiste qui consiste à dire : simplifions les normes », objecte Guillaume Gontard avant d’ajouter : « Evidement que les produits de l’agriculture biologique coûtent plus cher pour les consommateurs mais c’est un coût qui est bien moindre que l’impact des produits phytosanitaire sur la santé des agriculteurs et sur l’environnement. Là encore, c’est le rôle de l’Etat d’accompagner pour réguler le poids de l’agrobusiness sur les prix ».
La question des relations commerciales entre producteurs et industriels a conduit cette semaine à plusieurs manifestations dans l’ouest de la France. A l’appel de la FNSEA et des Jeunes agriculteurs, des éleveurs laitiers se sont rassemblés devant plusieurs sites Lactalis pour dénoncer le prix du lait fixé par le groupe industriel laitier basé en Mayenne, qu’ils jugent trop bas et contraire à la loi. La loi Egalim de 2018 prévoit que le prix du lait payé par les entreprises tienne compte des coûts de production des éleveurs. Actuellement, le prix du lait « est loin des besoins des éleveurs au regard de l’évolution des coûts de production et des investissements nécessaires pour maintenir leur activité et attirer des jeunes », fait par dans un communiqué la section laitière de la Fédération régionale des syndicats d’exploitants agricoles de l’Ouest (FRSEAO).
La perspective d’intégration du « concurrent » Ukraine à l’Union européenne
De même la perspective de voir l’Ukraine intégrer à l’Union européenne alarme les agriculteurs français. « Intégrer l’Ukraine représentera un poids énorme pour l’Europe. En agriculture, on voit beaucoup d’inconvénients notamment financiers avec une forte part de l’Ukraine sur la PAC. Un pays en guerre n’a pas forcément des budgets très importants. A quelle hauteur ils vont participer sur la PAC ? C’est un pays qui a un gros potentiel agricole donc ce sont clairement des concurrents ? », explique Quentin le Guillous, secrétaire général adjoint des Jeunes agriculteurs au micro de Public Sénat.
Edouard Lynch, historien, auteur d’« Insurrections paysannes : de la terre à la rue : usages de la violence au XXe siècle » (aux éditions Vendémiaire) note « que les questions environnementales creusent un fossé entre les agriculteurs et l’Union Européenne perçue comme anti-agricole. C’est assez nouveau. Si on relativise, on pourrait dire que les agriculteurs subissent aujourd’hui ce qu’ont subi les milieux industriels européens avec la libéralisation du marché. Les gouvernements avaient, jusqu’à présent, protégé les agriculteurs pour des raisons électorales. Mais c’est une population qui est de moins en moins nombreuse. Et la remise en cause de leur exceptionnalité est pour eux insupportable ».
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