« Imaginez une cage invisible, un labyrinthe sans issue construit avec précision, emprisonnant les victimes sans qu’elles ne se rendent compte. Un silence assourdissant règne, et l’on entend que l’écho lointain des pas d’un homme dans l’escalier, le déclic de sa clef sur la porte, son rythme de la respiration qui signale un danger. Une femme et un enfant sont pétrifiés. C’est la réalité que vivent des centaines de milliers de femmes et d’enfants en France. » C’est par ces mots, que la chercheuse Andreea Gruev-Vintila, maîtresse de conférences à l’Université Paris-Nanterre et autrice du livre « Le contrôle coercitif au cœur de la violence conjugale. Des avancées scientifiques aux avancées juridiques » a commencé son audition le jeudi 20 mars 2025 au Sénat lors du colloque sur le concept de contrôle coercitif et son application judiciaire.
Cette notion, mentionnée dès les années 1970 dans la littérature féministe, a été théorisée en 2007 par le sociologue américain Evan Stark. Elle recouvre des violences conjugales qui prennent la forme de régulations constantes imposées aux femmes par leur conjoint, ce qui aboutit à une forme de « captivité et d’assujettissement total des victimes progressivement privées de toute autonomie ».
Les sénateurs et sénatrices de la délégation aux droits des femmes et de la commission des Lois souhaitaient auditionner des spécialistes de la notion de « contrôle coercitif » avant de se prononcer sur une loi consacrant ce concept en droit français. Les députés ont en effet adopté en première lecture, le mardi 28 janvier 2025, la proposition de loi visant à renforcer la lutte contre les violences sexuelles et sexistes qui insère ce délit dans le Code pénal. Selon la définition retenue par l’Assemblée nationale, le contrôle coercitif correspond à « des propos ou comportements répétés ou multiples portant atteinte aux droits et libertés fondamentaux de la victime, ou instaurant chez elle un état de peur ou de contrainte dû à la crainte d’actes exercés directement ou indirectement sur elle-même ou sur autrui, que ces actes soient physiques, psychologiques, économiques, judiciaires, sociaux, administratifs, numériques ou de toute autre mesure ». Le texte doit désormais être examiné par la commission des Lois du Sénat et être discuté en séance publique le 3 avril 2025.
Une notion déjà consacrée dans de nombreux pays étrangers
La notion de contrôle coercitif a été intégrée dans le corpus législatif de certains pays anglo-saxons dès 2015. L’Angleterre et le Pays de Galles ont été pionniers en la matière en criminalisant le « contrôle coercitif » par le Serious Crimes Act du 3 mars 2015. Jane Monckton-Smith, professeure britannique en criminologie auditionnée par la délégation, a rappelé que chaque semaine, deux femmes étaient tuées dans un contexte de contrôle coercitif en Angleterre et au Pays de Galles.
En 2018, c’est au tour de l’Ecosse d’adopter le Domestic Abuse Scotland Act qui crée un crime basé sur le contrôle coercitif, puni de 14 ans d’emprisonnement. John Sturgeon, chercheur écossais auditionné, considère que la « loi de 2018 représente un changement fondamental dans la logique juridique, elle est très, très radicale, elle ne cherche pas à identifier un seul acte de violence, mais bien un schéma d’abus répétés ». Le pays est aujourd’hui considéré comme le plus avancé sur ce sujet.
Dans une loi adoptée le 29 juin 2023, le Parlement belge a également consacré la notion de contrôle coercitif dans son droit. Ce texte, baptisé « Stop féminicide », définit avec précision le terme féminicide et les différentes violences qui précèdent ce passage à l’acte, dont le contrôle coercitif.
Une première consécration jurisprudentielle en France
Le 31 janvier 2024, la Cour d’appel de Poitiers a rendu cinq arrêts consacrant le concept de contrôle coercitif. Isabelle Drean-Rivette, magistrate et présidente de la commission recherches auteurs du Conseil national des violences intrafamiliales (CNVIF), a énuméré douze tribunaux judiciaires et cinq cours d’appel qui avaient cité cette notion ces derniers mois dans leurs décisions. Mais elle rappelle qu’il n’y a pas d’application uniforme de ce principe en France. Ces quelques décisions sont en effet très minoritaires puisque 164 tribunaux et 36 cours d’appel composent le système judiciaire français. Toutefois, la magistrate avance que ces consécrations par les juridictions de premier degré aboutissent à des « réflexions » à la Cour de cassation, juridiction suprême de l’ordre judiciaire.
Isabelle Drean-Rivette a plaidé pour une consécration législative du contrôle coercitif, considérant que « l’arsenal législatif est insuffisant » et que « l’Histoire nous jugera sur notre capacité à voir ces signes rouges, à les nommer et à agir ». Sa collègue, Julie Colin, procureure de la République de Sens, était aussi auditionnée et a plaidé pour la même consécration. Elle considère qu’il y a un vide et que les infractions de harcèlement et de violences psychologiques sont « très centrées sur l’impact sur la victime », faisant de cette dernière « un élément de preuve ». Elle appelle donc à une définition législative centrée sur le comportement de l’auteur et non sur l’incidence qu’il a sur sa victime. La magistrate rappelle enfin que la définition adoptée doit être précise car « c’est un droit pour chacun de savoir ce qui lui est reproché précisément ». Hélène Romano, docteure en psychopathologie, en droit privé et en sciences criminelles a aussi appelé à « une incrimination autonome du contrôle coercitif pour comprendre l’intention de l’auteur » et sa « stratégie ».
Une notion utile aux enquêteurs
Le colonel Nicolas Nanni, commandant du groupement de gendarmerie départementale de l’Yonne, était également auditionné par la délégation aux droits des femmes et la commission des Lois. Il a reconnu « une difficulté pour caractériser les faits » dans ce genre de situations où les auteurs ont un « côté de plus en plus astucieux et pernicieux ». Il considère ainsi que « ce concept psycho-social de contrôle coercitif est particulièrement éclairant, dans la mesure où il permet enfin aux militaires de changer leur paradigme lorsqu’ils accueillent la victime et la prise de parole, tout particulièrement pour les situations les plus graves ». Les enquêteurs peuvent, grâce à cette notion, « penser globalement les violences et ne pas s’arrêter simplement à celle que nous décrit la victime », et faire face à ce « schéma tracé, globalisé, pensé, intériorisé depuis de nombreuses années ».
Eviter les effets de bord
La sénatrice socialiste du Val-de-Marne, Laurence Rossignol, a fait part de ses interrogations sur la consécration du contrôle coercitif. Elle s’est demandé comment transformer « un concept psycho-social, psychologique et sociétal en infraction pénale et avec quelle rédaction le faire dans l’intérêt des victimes et sans effet de bord ? ». La maîtresse de conférences à l’Université Paris-Nanterre, Andreea Gruev-Vintila, a répondu qu’il n’y avait « pas eu d’effets de bord » en Ecosse, mais que des « précautions » devaient en effet être prises dans la rédaction de la définition. Elle a aussi appelé à une « formation » pour l’ensemble des acteurs du système judiciaire pour que la notion soit rapidement appréhendée.