Trafic de drogue : « aucune profession n’est épargnée » par la corruption, alerte la cheffe de l’Office anti-stupéfiants au Sénat

Ce 27 novembre, la commission d’enquête sur le narcotrafic a débuté ses auditions, avec l’objectif de mieux cerner l’ampleur du problème du trafic de drogue en France. L’occasion pour Stéphanie Cherbonnier, cheffe de l’Office anti-stupéfiants, de sensibiliser les élus à la question de la corruption.
Rose Amélie Becel

Temps de lecture :

5 min

Publié le

Mis à jour le

Ce 27 novembre le Sénat donnait le coup d’envoi des auditions de la commission d’enquête sur l’impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier, dont les travaux doivent durer jusqu’en mai prochain. Augmentation du nombre de victimes des violences liées au trafic, hausse de la consommation, extension des trafics à des zones jusqu’à présent peu touchées… Cette commission, créée à l’initiative du groupe des Républicains, a pour objectif de mieux cerner les enjeux du narcotrafic et d’identifier les moyens les plus efficaces pour lutter contre.

À ce titre, le Sénat recevait en début d’après-midi le directeur général de la police nationale Frédéric Veaux, puis Stéphanie Cherbonnier, cheffe de l’Office anti-stupéfiants (OFAST), agence française chargée de coordonner la lutte contre le narcotrafic depuis début 2020. « Le trafic de stupéfiants, c’est le premier marché criminel au monde. En France, il représente un chiffre d’affaires évalué à trois milliards d’euros et on estime à 240 000 le nombre de personnes qui vivent directement ou indirectement de ces trafics », a-t-elle rappelé en ouverture de son audition.

« Sans la corruption, les trafics ne prospèrent pas »

La cheffe de l’OFAST a notamment tenu à attirer l’attention des sénateurs sur un point : « Sans la corruption, qu’elle soit publique ou privée, les trafics ne prospèrent pas. Cela peut toucher des personnels des ports ou aéroports, des policiers, des gendarmes, des douaniers… Aucune profession n’est épargnée, dès lors que vous avez des trafiquants qui offrent des sommes très conséquentes. »

Une lutte plus efficace contre cette corruption fait donc partie des pistes de réflexions données par Stéphanie Cherbonnier pour améliorer la lutte contre le narcotrafic, notamment le déploiement de moyens d’enquête plus importants, à l’image de ceux utilisés pour la criminalité organisée. « La corruption est souvent traitée à part. Quand vous avez un docker ou un personnel d’aéroport complice d’une sortie, ce n’est pas la qualification de corruption qui sera retenue mais plutôt la complicité de trafic, alors qu’on aurait intérêt à bien identifier cela comme un fait de corruption », analyse la cheffe de l’OFAST.

Parmi les autres pistes évoquées, Stéphanie Cherbonnier estime qu’il faudrait davantage de formations, « pas seulement à destination du secteur privé, mais aussi à destination de nos propres administrations où il faut qu’on soit extrêmement vigilants ». À ce sujet, l’adjoint au major général de la gendarmerie nationale Tony Mouchet, auditionné quelques dizaines de minutes plus tard, a été questionné par les sénateurs sur une éventuelle corruption de membres de la gendarmerie. « On n’a pas encore détecté chez nous de sujets de tentative de corruption, mais on reste quand même vigilants, vu les sommes engagées la tentation peut être forte », indique le général, tout en considérant que le mode de vie des gendarmes en caserne les préserve de ce phénomène grâce à « une forme d’autorégulation ».

Avec les messageries cryptées, « tout le monde est un petit dealer »

Parmi les autres défis évoqués lors de ces auditions, la question des mutations du narcotrafic à l’heure du numérique a également été évoquée à de nombreuses reprises. Pour Stéphanie Cherbonnier, les réseaux sociaux posent par exemple de nouveaux problèmes : « Nous faisons face à des défis numériques, avec les réseaux sociaux qui servent de vitrine pour le commerce de drogues, mais qui sont aussi des vecteurs de communication pour les trafiquants. On recrute aujourd’hui la main d’œuvre sur les réseaux sociaux ».

Les acteurs de la lutte contre le trafic de drogue doivent également faire face au développement de l’utilisation de messageries chiffrées, qu’il faut réussir à décrypter. « Avec ces messageries, tout le monde est un petit dealer dans un coin et peut arriver à toucher beaucoup de consommateurs potentiels dans un secteur », explique Tony Mouchet. Pour renforcer la lutte contre le narcotrafic, le général de gendarmerie estime ainsi que davantage de moyens devraient être mis dans l’identification des réseaux de trafiquants, « une façon de lutter plus durablement et de déstabiliser ces trafics ». « Il faut dépasser le sujet de l’identification des trafics et de la saisie des produits, pour agir sur ce qui structure les réseaux : la logistique, les moyens mis en place pour que ces réseaux puissent travailler comme les moyens de téléphonie cryptée… », analyse-t-il.

Autre défi rapidement évoqué, celui des cryptomonnaies, outil de plus en plus utilisé pour blanchir l’argent issu du trafic. « Le blanchiment à travers les cryptomonnaies doit être au cœur de nos préoccupations, nous devons faire évoluer nos modes de travail pour saisir ces avoirs », indique Stéphanie Cherbonnier. L’audition, jeudi 30 novembre, du directeur du service de traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins (Tracfin) Guillaume Valette-Valla, devrait permettre aux sénateurs d’en apprendre plus sur cette autre facette du trafic de drogue.

Dans la même thématique

ISSY-LES-MOULINEAUX: France 24, press conference
3min

Parlementaire

France Médias Monde : les sénateurs alertent sur la baisse des crédits dans un contexte de guerre informationnelle

Dans un communiqué, la commission des Affaires étrangères du Palais du Luxembourg déplore le « désarmement informationnel » engagé par le budget 2025 avec une réduction de 10 millions d’euros à l’audiovisuel extérieur. En conséquence, les élus ont voté un amendement de transfert de crédits de 5 millions d’euros de France Télévisions à France Médias Monde (RFI, France 24 et Monte Carlo Doualiya).

Le

Trafic de drogue : « aucune profession n’est épargnée » par la corruption, alerte la cheffe de l’Office anti-stupéfiants au Sénat
7min

Parlementaire

Narcotrafic : face à un « marché des stupéfiants en expansion », le directeur général de la police nationale formule des pistes pour lutter contre le crime organisé 

« On va de la cage d’escalier à l’international », explique le nouveau directeur général de la police nationale, Louis Laugier, devant la commission des lois du Sénat lorsqu’il évoque la lutte contre le narcotrafic. Si la nomination de Louis Laugier a fait l’objet de négociations entre Bruno Retailleau et Emmanuel Macron, l’audition portait essentiellement sur la proposition de loi relative au narcotrafic qui sera examinée à partir de janvier au Sénat. Le texte fait suite à la commission d’enquête présidée par Etienne Blanc (LR) et dont le rapporteur était Jérôme Durain (PS). Un texte particulièrement attendu alors que le ministre de l’intérieur, Bruno Retailleau, a multiplié les gages de fermeté dans la lutte contre le trafic de drogue et la criminalité organisée.   Comme les sénateurs, le Directeur général de la police nationale décrit un phénomène en hausse, un « marché des stupéfiants en expansion, une forte demande des consommateurs et une offre abondante ». La criminalité organisée connaît d’ailleurs un certain nombre d’évolutions comme la multiplication des violences liées au trafic y compris dans des villes moyennes, ou encore le rajeunissement des acteurs.  « Je souhaiterais préciser que la France n’est pas dans une situation singulière. En effet, tous les Etats de l’UE sont confrontés à des situations identiques », prévient néanmoins Louis Laugier. Néanmoins, les chiffres présentés sont vertigineux avec notamment 44,8 tonnes de cocaïne saisies en 2024 (contre 23,2 tonnes en 2023). Le directeur général rapporte également que 434 000 amendes forfaitaires délictuelles ont été dressées depuis septembre 2020 pour stupéfiants.   « Certaines observations du rapport relatif à l’action de la police nationale me paraissent un peu sévères »   Pour répondre à ce phénomène massif, l’Office anti-stupéfiants (Ofast) a été mis en place en 2019. Cette agence regroupe des effectifs issus de différents services, notamment des douanes et de la police judiciaire. Alors que le rapport sénatorial propose de revoir le fonctionnement de l’Ofast pour en faire une « DEA à la française », Louis Laugier défend l’efficacité de l’agence. « Certaines observations du rapport relatif à l’action de la police nationale me paraissent un peu sévères […] le rôle de coordination de l’Ofast est réel, grâce à son caractère interministériel et son maillage territorial dense », avance le directeur général de la police nationale. Ce dernier souligne également le doublement des effectifs depuis 2020 et la présence des services sur tout le territoire grâce aux 15 antennes de l’Ofast et aux cellules de renseignement opérationnel sur les stupéfiants (CROSS) présentes dans chaque département. Louis Laugier a également défendu la souplesse de ce dispositif, affirmant qu’il n’était pas nécessaire d’inscrire les CROSS dans la loi.   Le sénateur Jérôme Durain regrette néanmoins la faible implication des services de Bercy dans l’Ofast et souligne la nécessité de les mobiliser pour continuer de développer les enquêtes patrimoniales. « L’aspect interministériel de l’Ofast, est déjà pris en compte avec les douanes, mais on peut continuer à renforcer la coopération avec les services de Bercy », reconnaît Louis Laugier. Toutefois, le directeur général de la police nationale met en exergue la progression des saisies d’avoirs criminels. « 75,3 millions d’euros d’avoirs criminels ont été saisis en 2023. Il y a eu une hausse de 60 % entre 2018 et 2023, traduisant une inflexion profonde de la stratégie de la police en ce domaine avec un développement des enquêtes patrimoniales », argumente Louis Laugier. Interrogé par la présidente de la commission des lois, Muriel Jourda (LR), sur les améliorations législatives à apporter, Louis Laugier évoque la possibilité de recourir à des confiscations provisoires tout en prenant soin d’insister sur la difficulté juridique d’une telle évolution et notamment son risque d’inconstitutionnalité.   Le directeur général de la police nationale défend l’utilité des opérations « place nette »   Dans leur rapport, les sénateurs Jérôme Durain et Etienne Blanc mettaient en avant la nécessité de renforcer la lutte contre la criminalité en augmentant la capacité de saisies des avoirs plutôt qu’en démantelant les points de deal. Les sénateurs n’avaient pas manqué d’égratigner l’efficacité des opérations « places nettes » déplorant les faibles niveaux de saisies (moins de 40 kg de cocaïne et quelques millions d’euros) au regard des effectifs mobilisés (50 000 gendarmes et policiers) entre le 25 septembre 2023 et le 12 avril 2024. Des réserves renouvelées par Jérôme Durain pendant l’audition. « En un an les services de la DGPN ont initié 279 opérations de cette nature qui ont conduit à l’interpellation de 6 800 personnes, la saisie de 690 armes, de 7,5 millions d’euros d’avoirs criminels et plus d’1,7 tonne de stupéfiants », avance Louis Laugier. « Le fait d’avoir une opération où on affiche un effet ‘force’ sur le terrain est important », poursuit le directeur général de la police nationale qui dit avoir conscience que ces opérations « ne se suffisent pas à elles-mêmes ».   Plusieurs pistes absentes de la proposition de loi   Au-delà de l’approche matérielle, Louis Laugier insiste sur le besoin de renforcement des moyens d’enquêtes et de renseignement, notamment humains ainsi que l’adaptation du cadre législatif. Devant la commission des lois, le directeur général de la police nationale a tenu à saluer l’intérêt d’une réforme du statut de repenti, proposée par les sénateurs, pour élargir son périmètre aux crimes de sang. Le fonctionnaire détaille plusieurs mesures, absentes de la proposition de loi qui, selon lui, peuvent favoriser la lutte contre la criminalité organisée. Il souhaite notamment augmenter la durée des gardes à vue en matière de crime organisé pour les faire passer à 48 heures au lieu de 24, généraliser la pseudonymisation des enquêteurs ou encore faire entrer la corruption liée au trafic dans le régime de la criminalité organisée. Des propositions qu’il lie à une meilleure capacité d’écoute des policiers sur le terrain. « Il faut parler avec les personnes, vous avez entièrement raison. Ce travail-là peut avoir été occulté par l’action immédiate en réponse à la délinquance. Et donc oui je crois qu’il faut créer un lien. J’ai transmis des consignes dès que je suis entré en fonction », affirme Louis Laugier en réponse à une question de la sénatrice Corinne Narassiguin (PS).   Enfin, le directeur général de la police nationale plaide pour la création d’un nouveau cadre juridique et « d’une technique spéciale de captation des données à distance, aux fins de captation d’images et de sons relevant de la criminalité ou de la délinquance organisée ». Dans une décision du 16 novembre 2023, le Conseil constitutionnel avait néanmoins jugé inconstitutionnelle l’activation à distance des téléphones portables permettant la voix et l’image des suspects à leur insu. 

Le