Ce matin, Anne-Charlène Bezzina, constitutionnaliste, était l’invitée de la matinale de Public Sénat. Alors qu’Emmanuel Macron a annoncé sa volonté qu’une loi spéciale soit déposée dans les prochains jours au Parlement, quelles seront les modalités de son examen devant les deux assemblées parlementaires ? Les élus pourront-ils déposer des amendements sur le texte ? Un gouvernement démissionnaire peut-il défendre un tel texte ? Explications.
« On est vraiment dans l’inconnu » : le scénario d’une Assemblée incapable de voter le budget agite les constitutionnalistes
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Les conséquences de la dissolution ont de quoi donner le vertige aux constitutionnalistes. La probabilité d’une majorité introuvable à l’Assemblée nationale au soir du 7 juillet ouvre un nombre non négligeable de questions sur le fonctionnement de notre vie parlementaire, qui avait pour habitude de reposer sur le fait majoritaire. Une coalition réduite des « modérés », sans cohérence idéologique, en serait probablement réduite à gérer les affaires courantes, dans l’attente d’une nouvelle dissolution d’ici un an. C’est oublier une échéance inévitable. Dès l’automne le Palais Bourbon, plus divisé que jamais, aura affaire avec le temps fort annuel : l’examen et le vote du projet de loi de finances, et du projet de loi de financement de la Sécurité sociale, avant le 31 décembre.
Dans un hémicycle fractionné en trois blocs, les risques que le budget suscite plus de mécontentements que de soutiens sont importants. Un vote négatif, à n’importe quel stade du texte, aurait donc des chances de se produire. Un gouvernement minoritaire pourrait engager sa responsabilité sur le fondement de l’article 49, alinéa 3 de la Constitution. Cependant, cette arme est à double tranchant. Une coalition en minorité dans l’hémicycle, et à la cohésion fragile, pourrait s’exposer à l’adoption d’une motion de censure par les oppositions, ce qui aurait pour conséquence de faire tomber le gouvernement et de rejeter le budget.
Dès lors que faire ? C’est là tout le problème. « Il n’y a pas de parade au refus d’autorisation budgétaire. On rentre dans l’inconnue totale s’il n’y pas cette autorisation », explique à Public Sénat Jean-Pierre Camby, professeur associé à l’Université Paris-Saclay et ancien chef du service juridique du Conseil constitutionnel. Avec Jean-Éric Schoettl, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel, il a signé en début de semaine un article sur le sujet dans la Revue politique et parlementaire. « Il y a un petit vide juridique dans notre droit, dans la Constitution et la LOLF (loi organique relative aux lois de finances) qui fait que l’on n’a pas de solution juridique si on a une Assemblée qui s’obstine à ne pas adopter le projet de loi de finances », nous affirme également Alexandre Guigue, professeur de droit public à l’Université Savoie Mont Blanc.
Un budget par ordonnances uniquement dans le cas d’un retard provoqué par le Parlement
La Constitution n’expose qu’un cas de figure : celui où le Parlement aurait échoué à se prononcer sur le projet de loi de finances dans un délai de 70 jours, après son dépôt, ou 50 jours dans le cas d’une loi de financement de la Sécurité sociale. Dans ce cas précis, selon l’article 47 de la Constitution, le gouvernement met en œuvre ses dispositions par ordonnance. Un Parlement qui rejette le texte est évidemment un Parlement qui se prononce. Cette disposition est donc inapplicable dans le cas d’un rejet parlementaire.
Le gouvernement pourrait alors présenter un nouveau projet de loi de finances en bout de course, en dehors des délais imposés par la Constitution. La discussion parlementaire du budget serait impossible à boucler en totalité avant le 31 décembre. C’est là qu’intervient la suite de l’article 47 de la Constitution. « Si la loi de finances fixant les ressources et les charges d’un exercice n’a pas été déposée en temps utile pour être promulguée avant le début de cet exercice, le gouvernement demande d’urgence au Parlement l’autorisation de percevoir les impôts et ouvre par décret les crédits se rapportant aux services votés », détaille notre loi fondamentale.
Une loi « spéciale », provisoire, qui nécessiterait quand même l’approbation du Parlement
À ce stade, deux chemins possibles, selon la LOLF. Le gouvernement peut demander un vote de l’Assemblée nationale sur la première partie de la loi de finances de l’année, celle relative aux impôts. Soit il dépose avant le 19 décembre un projet de loi spéciale l’autorisant à continuer à percevoir les impôts existants jusqu’au vote de la loi de finances de l’année. Après avoir obtenu un feu vert sur le volet fiscal, que ce soit à travers un projet de loi de finances, ou ce projet de loi spéciale, le gouvernement peut ensuite prendre des décrets ouvrant les crédits applicables aux seuls services votés. C’est le volet dépenses. La LOLF précise que ces décrets n’interrompent pas la discussion du projet de loi de finances. Autrement dit, l’aval du Parlement est toujours nécessaire, qu’il s’agisse du projet de loi spéciale ou du projet de loi de finances, afin de pouvoir prélever l’impôt.
« Cette loi spéciale, c’est en attendant qu’une loi de finances, en bonne et due forme, soit votée après », insiste Alexandre Guigue. Dans son contenu, la loi spéciale ne peut pas contenir d’initiatives nouvelles dans les recettes fiscales. « L’hypothèse qui agite des gens comme moi, c’est celle où des oppositions jusqu’au-boutistes refuseraient ce projet de loi spéciale. Et c’est là que l’on rentre dans l’inconnu. Il ne reste plus aucune possibilité claire, ni dans la Constitution, ni dans la LOLF, pour continuer à prélever les impôts et à dépenser quoi que ce soit au 1er janvier », redoute l’universitaire. À l’automne 2023, bien avant la dissolution surprise de juin, ce spécialiste de droit constitutionnel et de finances publiques avait posé cette hypothèse dans un article de la revue Gestion & Finances Publiques, sans recevoir beaucoup d’appuis. La réalité s’est depuis dangereusement rapproché de la fiction. « On vit quelque chose d’inouï qui nous ramènerait à avant la Ve République », prévient Alexandre Guigue.
Un article 16 en dernier recours en cas de blocage total au Parlement ?
Le constitutionnaliste Jean-Pierre Camby formule alors une hypothèse, de « dernière extrémité » : le recours à l’article 16 de la Constitution, autrement dit les pouvoirs exceptionnels du président de la République. « La seule chose qu’on pourrait envisager, c’est que le président de la République dise qu’il faut que l’Etat puisse continuer à fonctionner, jusqu’à ce que les parlementaires se mettent d’accord. Ce ne serait pas pour aller à l’encontre des parlementaires, mais pour permettre à l’État et aux services publics, de continuer de fonctionner, de percevoir l’impôt. Je ne pense pas qu’on n’en arrive là, mais c’est la seule issue juridique pour répondre au paradoxe dans lequel on risque de se retrouver », imagine Jean-Pierre Camby.
Cet article 16 peut être déclenché si « les institutions de la République, l’indépendance de la Nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux sont menacées d’une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu », dispose la Constitution. « Cet article a été fait pour la guerre, une insurrection armée. Il n’est pas fait pour ça, mais je ne vois pas d’autre issue pour assurer la continuité du fonctionnement de l’administration, des services publics et la possibilité de percevoir les impôts », argumente Jean-Pierre Camby.
« Je ne l’avais pas envisagé sérieusement, mais quand on y regarde, ce n’est pas impossible, il n’y a pas d’autre solution. On peut imaginer que l’absence de budget soit une menace », déclare Alexandre Guigue. Dans une France sans budget, les fonctionnaires ne seraient plus payés, le « fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels » serait donc interrompu. Pour rappel, après trente jours d’exercice des pouvoirs exceptionnels, le Conseil constitutionnel peut être saisi par le président de l’Assemblée nationale, le président du Sénat, ou 60 parlementaires, pour vérifier si les conditions de cet article 16 sont toujours remplies.
Jusqu’ici, la Ve République n’a connu que deux petits « accidents » en termes de procédure parlementaire, pour l’adoption du budget. À chaque fois il n’était question que de calendrier. La dissolution de l’Assemblée nationale du 9 octobre 1962, et les législatives de novembre ont bousculé l’agenda parlementaire. La première partie du projet de loi de finances, relative aux impôts, a été votée fin décembre. Des décrets de répartition des crédits, un décret d’avance ont été pris pour assurer temporairement les missions de l’État. La discussion sur la deuxième partie du projet de loi, relatives aux dépenses, s’est ouverte en janvier, et le texte a finalement été promulgué le 23 février 1963. « Le gouvernement s’est débrouillé avec le texte de l’ordonnance du 2 janvier 1959, le texte qui a précédé la LOLF », raconte Jean-Pierre Camby.
Deuxième frayeur : la loi de finances pour 1980. En décembre 1979, la loi de finances est entièrement retoquée au Conseil constitutionnel. Un texte autorisant à percevoir l’impôt est adopté en catastrophe avant le 31 décembre et les Sages valident cette loi au nom de la « notion de continuité de la vie nationale ». Le temps de laisser au Parlement d’adopter une nouvelle loi de finances. En 2001, cette jurisprudence a été intégrée dans la loi organique relative aux lois de finances (LOLF). Cette notion sera centrale en cas de nouveau bricolage. « Le Conseil constitutionnel n’était pas très clair sur les limites de ce principe. C’est un principe extrêmement important mais il se heurte au principe du consentement à l’impôt. Entre les deux, il n’est pas facile, s’il y un conflit, de faire triompher l’un sur l’autre », résume Alexandre Guigue.
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