Ce matin, Anne-Charlène Bezzina, constitutionnaliste, était l’invitée de la matinale de Public Sénat. Alors qu’Emmanuel Macron a annoncé sa volonté qu’une loi spéciale soit déposée dans les prochains jours au Parlement, quelles seront les modalités de son examen devant les deux assemblées parlementaires ? Les élus pourront-ils déposer des amendements sur le texte ? Un gouvernement démissionnaire peut-il défendre un tel texte ? Explications.
« Narcoville », « corruption », « pieuvre » : les temps forts de la commission d’enquête sénatoriale sur le narcotrafic
Par Simon Barbarit
Publié le
« Sans la corruption, il n’y a pas de trafic, le trafic est basé sur la corruption. » Cette parole « d’expert » est celle d’Emile Diaz, dit « Milou », un ancien membre de la French Connection venu un matin de février devant la commission d’enquête sur le narcotrafic. Le profil plutôt inhabituel de ce sexagénaire à l’accent gouailleur illustre le large spectre des acteurs auditionnés par les élus de la chambre haute.
En octobre dernier, Les Républicains du Sénat décidaient d’utiliser leur droit de tirage pour s’intéresser aux causes et les conséquences du trafic de drogue en France « et les mesures à prendre pour y remédier ». « Le trafic de stupéfiants ne cesse de gagner du terrain et s’implante, au fil des mois, dans de nombreuses communes de France, des petites villes rurales aux grandes métropoles », écrivait Bruno Retailleau, le président du groupe LR, dans sa proposition de résolution en vue de la création d’une commission d’enquête.
Les statistiques au niveau national connaissent en effet une trajectoire guère rassurante. En juin 2023, la police judiciaire constatait une augmentation de 60 % des meurtres et tentatives de meurtres, dont une large majorité sur fond de trafic de drogue. 2022 a par ailleurs été une année record en termes de saisies, avec 157 tonnes de produits de stupéfiants.
Les premières auditions de la commission font écho à ce que va déclarer quelques mois plus tard « Milou ». Pour un trafic qui représente un chiffre d’affaires de trois milliards d’euros en France et qui fait vivre 240 000 personnes, Stéphanie Cherbonnier, cheffe de l’Office anti-stupéfiants, avait, elle aussi, attiré l’attention des élus sur la corruption. « Sans la corruption, qu’elle soit publique ou privée, les trafics ne prospèrent pas. Cela peut toucher des personnels des ports ou aéroports, des policiers, des gendarmes, des douaniers… Aucune profession n’est épargnée, dès lors que vous avez des trafiquants qui offrent des sommes très conséquentes. »
Marseille « l’épicentre d’un phénomène national »
Les chiffres là aussi sont en hausse. « Entre 2016 et 2021, on observe une augmentation de 40 % du nombre d’affaires de corruption, il y a plusieurs causes, peut-être que ces phénomènes sont mieux détectés et moins acceptés, mais aussi qu’il y en a plus qu’avant », rapporte Isabelle Jegouzo, directrice de l’Agence française anticorruption (AFA).
En proie à une explosion de tous les indicateurs de violence, la ville de Marseille est devenue « l’épicentre d’un phénomène national ». Devant les sénateurs, les magistrats de la ville réclament un « plan Marshall ». « L’augmentation (du trafic) est tellement significative que les renforts en effectifs apparaissent d’ores et déjà insuffisants » avec des tensions « sur l’ensemble de la chaîne pénale », alerte le président du tribunal judiciaire de Marseille, Olivier Leurent. Même la menace d’une sanction pénale devient inopérante car les têtes de réseaux (lorsqu’elles n’agissent pas de l’international) agissent de leur propre cellule. « L’incarcération ne remet pas en cause leur capacité opérationnelle » remarque Nicolas Bessone, procureur de la République de Marseille, qui plaide pour « un régime pénitentiaire distinct pour ce type de public ». Un constat que partage sa procureure adjointe, Isabelle Fort : « Le problème de la détention ne met pas fin aux activités des têtes de réseaux, qui commanditent des assassinats et gèrent les points de deal comme s’ils étaient à l’extérieur », aidés notamment par les progrès technologiques, parmi lesquels l’arrivée des drones.
« Remontée de bretelles »
Cette audition ne va pas passer inaperçue au sein de l’exécutif. Elle vaudra une convocation des magistrats de la part de leur ministre de tutelle, Éric Dupond-Moretti n’ayant pas apprécié des propos trop défaitistes à son goût. « Je crains que nous soyons en train de perdre la guerre contre les trafiquants à Marseille », avait notamment affirmé la vice présidente du tribunal judiciaire de Marseille, Isabelle Couderc.
Le sénateur LR Etienne Blanc, rapporteur de la commission d’enquête, accuse le ministre de « subordination de témoins » aux questions d’actualité au gouvernement. « J’ai tenu des propos qu’un garde des Sceaux responsable peut tenir », se défend le ministre.
Mais la « remontée de bretelles », passe mal dans le milieu de la magistrature. « Je pense qu’il n’est pas convenable d’avoir ce type de comportement qui consiste à reprocher à des magistrats d’avoir dit la vérité devant des émanations de la nation ». « Les magistrats ne sont pas là pour venir au soutien et à la justification des discours politiques des uns ou des autres, qu’il s’agisse de la majorité ou de l’opposition », tance devant la commission, l’ancien procureur général près la Cour de cassation, François Molins.
Éric Dupond-Moretti anticipe les préconisations de la commission
La commission d’enquête va conclure le cycle des auditions en recevant les membres du gouvernement. Éric Dupond-Moretti et Gérald Darmanin vont vanter le bilan des fameuses opérations « place nette XXL » qui ont permis la saisie 3,6 tonnes de cannabis, de 13 millions d’avoirs, « avec des saisies d’immeubles et de véhicules », mais aussi d’un millier d’armes, rappelle Gérald Darmanin. « Notre but, c’est de limiter la puissance des organisations criminelles. Bien sûr c’est d’empêcher les gens de consommer, d’arrêter des dealers, de démanteler des points de deal, mais le but stratégique, c’est de couper les tentacules de la pieuvre et, si possible, de réduire sa tête. Pour que la pieuvre ne remplace pas notre Etat », indique-t-il. Le ministre de la Justice met, lui, en avant le déferrement de 365 personnes devant la justice grâce aux opérations « place nette XXL » et la création de deux postes de magistrat de liaison à Dubaï (Emirats arabes unis) et dans les Caraïbes à Sainte-Lucie.
A 15 jours de la présentation du rapport et des recommandations de la commission d’enquête sénatoriale sur le narcotrafic, attendue le 14 mai, Éric Dupond-Moretti va couper l’herbe sous le pied des élus, en présentant plusieurs pistes pour lutter contre le « haut du spectre » du narcotrafic, comme un nouveau statut de repenti, un nouveau parquet national anticriminalité organisée (PNACO), nouveau crime « d’association de malfaiteurs en bande organisée »… « Tant mieux si le travail sénatorial a mis en avant ces questions dans le débat public », se félicitait, la semaine dernière, Jérôme Durain, le président PS de la commission. « De notre côté, le 14 mai nous aurons un temps privilégié pour présenter une approche globale que nécessite cette politique publique », annonçait-il.