Les quartiers nord de Marseille

« Narcoville », « corruption », « pieuvre » : les temps forts de la commission d’enquête sénatoriale sur le narcotrafic

Ce mardi, la commission d’enquête du Sénat sur le narcotrafic rend public son rapport. La commission d’enquête, lancée à l’initiative de la droite sénatoriale à l’automne dernier, a donné lieu à des auditions particulièrement préoccupantes sur l’ampleur du phénomène. Revivez en vidéos les temps forts du travail sénatorial.
Simon Barbarit

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« Sans la corruption, il n’y a pas de trafic, le trafic est basé sur la corruption. » Cette parole « d’expert » est celle d’Emile Diaz, dit « Milou », un ancien membre de la French Connection venu un matin de février devant la commission d’enquête sur le narcotrafic. Le profil plutôt inhabituel de ce sexagénaire à l’accent gouailleur illustre le large spectre des acteurs auditionnés par les élus de la chambre haute.
En octobre dernier, Les Républicains du Sénat décidaient d’utiliser leur droit de tirage pour s’intéresser aux causes et les conséquences du trafic de drogue en France « et les mesures à prendre pour y remédier ». « Le trafic de stupéfiants ne cesse de gagner du terrain et s’implante, au fil des mois, dans de nombreuses communes de France, des petites villes rurales aux grandes métropoles », écrivait Bruno Retailleau, le président du groupe LR, dans sa proposition de résolution en vue de la création d’une commission d’enquête.

Les statistiques au niveau national connaissent en effet une trajectoire guère rassurante. En juin 2023, la police judiciaire constatait une augmentation de 60 % des meurtres et tentatives de meurtres, dont une large majorité sur fond de trafic de drogue. 2022 a par ailleurs été une année record en termes de saisies, avec 157 tonnes de produits de stupéfiants.
Les premières auditions de la commission font écho à ce que va déclarer quelques mois plus tard « Milou ». Pour un trafic qui représente un chiffre d’affaires de trois milliards d’euros en France et qui fait vivre 240 000 personnes, Stéphanie Cherbonnier, cheffe de l’Office anti-stupéfiants, avait, elle aussi, attiré l’attention des élus sur la corruption. « Sans la corruption, qu’elle soit publique ou privée, les trafics ne prospèrent pas. Cela peut toucher des personnels des ports ou aéroports, des policiers, des gendarmes, des douaniers… Aucune profession n’est épargnée, dès lors que vous avez des trafiquants qui offrent des sommes très conséquentes. »

Marseille « l’épicentre d’un phénomène national »

Les chiffres là aussi sont en hausse. « Entre 2016 et 2021, on observe une augmentation de 40 % du nombre d’affaires de corruption, il y a plusieurs causes, peut-être que ces phénomènes sont mieux détectés et moins acceptés, mais aussi qu’il y en a plus qu’avant », rapporte Isabelle Jegouzo, directrice de l’Agence française anticorruption (AFA).
En proie à une explosion de tous les indicateurs de violence, la ville de Marseille est devenue « l’épicentre d’un phénomène national ». Devant les sénateurs, les magistrats de la ville réclament un « plan Marshall ». « L’augmentation (du trafic) est tellement significative que les renforts en effectifs apparaissent d’ores et déjà insuffisants » avec des tensions « sur l’ensemble de la chaîne pénale », alerte le président du tribunal judiciaire de Marseille, Olivier Leurent. Même la menace d’une sanction pénale devient inopérante car les têtes de réseaux (lorsqu’elles n’agissent pas de l’international) agissent de leur propre cellule. « L’incarcération ne remet pas en cause leur capacité opérationnelle » remarque Nicolas Bessone, procureur de la République de Marseille, qui plaide pour « un régime pénitentiaire distinct pour ce type de public ». Un constat que partage sa procureure adjointe, Isabelle Fort : « Le problème de la détention ne met pas fin aux activités des têtes de réseaux, qui commanditent des assassinats et gèrent les points de deal comme s’ils étaient à l’extérieur », aidés notamment par les progrès technologiques, parmi lesquels l’arrivée des drones.

« Remontée de bretelles »

Cette audition ne va pas passer inaperçue au sein de l’exécutif. Elle vaudra une convocation des magistrats de la part de leur ministre de tutelle, Éric Dupond-Moretti n’ayant pas apprécié des propos trop défaitistes à son goût. « Je crains que nous soyons en train de perdre la guerre contre les trafiquants à Marseille », avait notamment affirmé la vice présidente du tribunal judiciaire de Marseille, Isabelle Couderc.
Le sénateur LR Etienne Blanc, rapporteur de la commission d’enquête, accuse le ministre de « subordination de témoins » aux questions d’actualité au gouvernement. « J’ai tenu des propos qu’un garde des Sceaux responsable peut tenir », se défend le ministre.
Mais la « remontée de bretelles », passe mal dans le milieu de la magistrature. « Je pense qu’il n’est pas convenable d’avoir ce type de comportement qui consiste à reprocher à des magistrats d’avoir dit la vérité devant des émanations de la nation ». « Les magistrats ne sont pas là pour venir au soutien et à la justification des discours politiques des uns ou des autres, qu’il s’agisse de la majorité ou de l’opposition », tance devant la commission, l’ancien procureur général près la Cour de cassation, François Molins.

Éric Dupond-Moretti anticipe les préconisations de la commission

La commission d’enquête va conclure le cycle des auditions en recevant les membres du gouvernement. Éric Dupond-Moretti et Gérald Darmanin vont vanter le bilan des fameuses opérations « place nette XXL » qui ont permis la saisie 3,6 tonnes de cannabis, de 13 millions d’avoirs, « avec des saisies d’immeubles et de véhicules », mais aussi d’un millier d’armes, rappelle Gérald Darmanin. « Notre but, c’est de limiter la puissance des organisations criminelles. Bien sûr c’est d’empêcher les gens de consommer, d’arrêter des dealers, de démanteler des points de deal, mais le but stratégique, c’est de couper les tentacules de la pieuvre et, si possible, de réduire sa tête. Pour que la pieuvre ne remplace pas notre Etat », indique-t-il. Le ministre de la Justice met, lui, en avant le déferrement de 365 personnes devant la justice grâce aux opérations « place nette XXL » et la création de deux postes de magistrat de liaison à Dubaï (Emirats arabes unis) et dans les Caraïbes à Sainte-Lucie.

A 15 jours de la présentation du rapport et des recommandations de la commission d’enquête sénatoriale sur le narcotrafic, attendue le 14 mai, Éric Dupond-Moretti va couper l’herbe sous le pied des élus, en présentant plusieurs pistes pour lutter contre le « haut du spectre » du narcotrafic, comme un nouveau statut de repenti, un nouveau parquet national anticriminalité organisée (PNACO), nouveau crime « d’association de malfaiteurs en bande organisée »… « Tant mieux si le travail sénatorial a mis en avant ces questions dans le débat public », se félicitait, la semaine dernière, Jérôme Durain, le président PS de la commission. « De notre côté, le 14 mai nous aurons un temps privilégié pour présenter une approche globale que nécessite cette politique publique », annonçait-il.

 

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« On va de la cage d’escalier à l’international », explique le nouveau directeur général de la police nationale, Louis Laugier, devant la commission des lois du Sénat lorsqu’il évoque la lutte contre le narcotrafic. Si la nomination de Louis Laugier a fait l’objet de négociations entre Bruno Retailleau et Emmanuel Macron, l’audition portait essentiellement sur la proposition de loi relative au narcotrafic qui sera examinée à partir de janvier au Sénat. Le texte fait suite à la commission d’enquête présidée par Etienne Blanc (LR) et dont le rapporteur était Jérôme Durain (PS). Un texte particulièrement attendu alors que le ministre de l’intérieur, Bruno Retailleau, a multiplié les gages de fermeté dans la lutte contre le trafic de drogue et la criminalité organisée.   Comme les sénateurs, le Directeur général de la police nationale décrit un phénomène en hausse, un « marché des stupéfiants en expansion, une forte demande des consommateurs et une offre abondante ». La criminalité organisée connaît d’ailleurs un certain nombre d’évolutions comme la multiplication des violences liées au trafic y compris dans des villes moyennes, ou encore le rajeunissement des acteurs.  « Je souhaiterais préciser que la France n’est pas dans une situation singulière. En effet, tous les Etats de l’UE sont confrontés à des situations identiques », prévient néanmoins Louis Laugier. Néanmoins, les chiffres présentés sont vertigineux avec notamment 44,8 tonnes de cocaïne saisies en 2024 (contre 23,2 tonnes en 2023). Le directeur général rapporte également que 434 000 amendes forfaitaires délictuelles ont été dressées depuis septembre 2020 pour stupéfiants.   « Certaines observations du rapport relatif à l’action de la police nationale me paraissent un peu sévères »   Pour répondre à ce phénomène massif, l’Office anti-stupéfiants (Ofast) a été mis en place en 2019. Cette agence regroupe des effectifs issus de différents services, notamment des douanes et de la police judiciaire. Alors que le rapport sénatorial propose de revoir le fonctionnement de l’Ofast pour en faire une « DEA à la française », Louis Laugier défend l’efficacité de l’agence. « Certaines observations du rapport relatif à l’action de la police nationale me paraissent un peu sévères […] le rôle de coordination de l’Ofast est réel, grâce à son caractère interministériel et son maillage territorial dense », avance le directeur général de la police nationale. Ce dernier souligne également le doublement des effectifs depuis 2020 et la présence des services sur tout le territoire grâce aux 15 antennes de l’Ofast et aux cellules de renseignement opérationnel sur les stupéfiants (CROSS) présentes dans chaque département. Louis Laugier a également défendu la souplesse de ce dispositif, affirmant qu’il n’était pas nécessaire d’inscrire les CROSS dans la loi.   Le sénateur Jérôme Durain regrette néanmoins la faible implication des services de Bercy dans l’Ofast et souligne la nécessité de les mobiliser pour continuer de développer les enquêtes patrimoniales. « L’aspect interministériel de l’Ofast, est déjà pris en compte avec les douanes, mais on peut continuer à renforcer la coopération avec les services de Bercy », reconnaît Louis Laugier. Toutefois, le directeur général de la police nationale met en exergue la progression des saisies d’avoirs criminels. « 75,3 millions d’euros d’avoirs criminels ont été saisis en 2023. Il y a eu une hausse de 60 % entre 2018 et 2023, traduisant une inflexion profonde de la stratégie de la police en ce domaine avec un développement des enquêtes patrimoniales », argumente Louis Laugier. Interrogé par la présidente de la commission des lois, Muriel Jourda (LR), sur les améliorations législatives à apporter, Louis Laugier évoque la possibilité de recourir à des confiscations provisoires tout en prenant soin d’insister sur la difficulté juridique d’une telle évolution et notamment son risque d’inconstitutionnalité.   Le directeur général de la police nationale défend l’utilité des opérations « place nette »   Dans leur rapport, les sénateurs Jérôme Durain et Etienne Blanc mettaient en avant la nécessité de renforcer la lutte contre la criminalité en augmentant la capacité de saisies des avoirs plutôt qu’en démantelant les points de deal. Les sénateurs n’avaient pas manqué d’égratigner l’efficacité des opérations « places nettes » déplorant les faibles niveaux de saisies (moins de 40 kg de cocaïne et quelques millions d’euros) au regard des effectifs mobilisés (50 000 gendarmes et policiers) entre le 25 septembre 2023 et le 12 avril 2024. Des réserves renouvelées par Jérôme Durain pendant l’audition. « En un an les services de la DGPN ont initié 279 opérations de cette nature qui ont conduit à l’interpellation de 6 800 personnes, la saisie de 690 armes, de 7,5 millions d’euros d’avoirs criminels et plus d’1,7 tonne de stupéfiants », avance Louis Laugier. « Le fait d’avoir une opération où on affiche un effet ‘force’ sur le terrain est important », poursuit le directeur général de la police nationale qui dit avoir conscience que ces opérations « ne se suffisent pas à elles-mêmes ».   Plusieurs pistes absentes de la proposition de loi   Au-delà de l’approche matérielle, Louis Laugier insiste sur le besoin de renforcement des moyens d’enquêtes et de renseignement, notamment humains ainsi que l’adaptation du cadre législatif. Devant la commission des lois, le directeur général de la police nationale a tenu à saluer l’intérêt d’une réforme du statut de repenti, proposée par les sénateurs, pour élargir son périmètre aux crimes de sang. Le fonctionnaire détaille plusieurs mesures, absentes de la proposition de loi qui, selon lui, peuvent favoriser la lutte contre la criminalité organisée. Il souhaite notamment augmenter la durée des gardes à vue en matière de crime organisé pour les faire passer à 48 heures au lieu de 24, généraliser la pseudonymisation des enquêteurs ou encore faire entrer la corruption liée au trafic dans le régime de la criminalité organisée. Des propositions qu’il lie à une meilleure capacité d’écoute des policiers sur le terrain. « Il faut parler avec les personnes, vous avez entièrement raison. Ce travail-là peut avoir été occulté par l’action immédiate en réponse à la délinquance. Et donc oui je crois qu’il faut créer un lien. J’ai transmis des consignes dès que je suis entré en fonction », affirme Louis Laugier en réponse à une question de la sénatrice Corinne Narassiguin (PS).   Enfin, le directeur général de la police nationale plaide pour la création d’un nouveau cadre juridique et « d’une technique spéciale de captation des données à distance, aux fins de captation d’images et de sons relevant de la criminalité ou de la délinquance organisée ». Dans une décision du 16 novembre 2023, le Conseil constitutionnel avait néanmoins jugé inconstitutionnelle l’activation à distance des téléphones portables permettant la voix et l’image des suspects à leur insu. 

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