Lutte contre le narcotrafic : « 1 000 interpellations, 200 incarcérations », « 300 armes saisies » lors des opérations place nette, détaille le directeur de la gendarmerie nationale

Auditionnés ce lundi 18 mars au Sénat, près de 4 mois après leur première audition, le directeur de la police judiciaire et le directeur de la gendarmerie nationale, ont été interrogés sur leur action pour lutter contre le narcotrafic. De manière générale, les réponses apportées par ces derniers se rejoignent largement, chacun d’entre eux estimant nécessaire de « mieux recouper les informations », tout en défendant les « opérations place nette », critiquées pour ne pas s’attaquer aux têtes de trafic.
Alexis Graillot

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Les auditions dans le cadre de la lutte contre le narcotrafic se poursuivent avec l’audition des deux directeurs de la police et de la gendarmerie, quelques semaines après la retentissante audition des magistrats du tribunal judiciaire de Marseille, qui avaient estimé que « nous étions en train de perdre la guerre contre le narcotrafic ». A rebours, policiers et gendarmes appellent à « ne rien lâcher » et à renforcer les liens entre services administratifs et judiciaires … tout en dressant un bilan positif des opérations place nette, sans oublier le rôle essentiel des « repentis » et des « informateurs » dans le démantèlement des cellules.

« Le renseignement ne circule pas de manière aussi fluide qu’espéré »

Saluant d’entrée l’ « engagement » et le « temps de travail impressionnant » des forces de l’ordre, le rapporteur LR de la commission d’enquête, Etienne Blanc, a d’abord souhaité questionner les hauts fonctionnaires sur le renseignement : « Nous avons constaté que les informations ne circulent pas de manière fluide et très structurée », souligne le sénateur, qui explique ce phénomène par la « difficulté résultant de renseignements différents » (judiciaire et administratif).

Un constat à moitié partagé par Frédéric Veaux, directeur de la police nationale : S’il reconnaît que « le renseignement ne circule pas de manière aussi fluide qu’espéré », notamment en raison de « l’exigence de discrétion qui peut entourer certaines enquêtes », il n’estime pas pour autant que cela constitue un « handicap », préférant pointer d’autres difficultés. Tout d’abord, l’activité des trafiquants nécessite de la part des forces de l’ordre, une « présence » et une « réactivité » de tous les instants, en atteste un phénomène qui s’étend aux petites communes. Ensuite, la création des cellules du renseignement opérationnel sur les stupéfiants (CROSS), qui vise à « collecter, trier, enrichir, puis rediffuser toutes les informations ou signalements relatifs à des trafics de stupéfiants sur l’ensemble d’une zone », a permis, selon Frédéric Veaux, d’ « éviter les télescopages » entre les différents services. En outre, le directeur de la police nationale déplore le manque d’une « base de données », qui permettrait de « stocker les différents types de renseignements et effectuer les recoupements entre affaires judiciaires et administratives », de manière similaire à ce qui peut se faire pour le terrorisme. Pour autant, il s’oppose à une banque de données pour les dossiers en cours, qu’il juge « trop dangereuse », car elle « pourrait alerter d’autres personnes ».

Le directeur de la gendarmerie nationale, Christian Rodriguez, auditionné quelques minutes plus tard abonde, abonde sur l’utilité des CROSS afin de disposer d’une « bonne connaissance les uns des autres », tout en déplorant la « porosité entre les renseignements administratifs et judiciaires ». Celui qui est aussi général d’armée salue néanmoins le « bel outil » que représente Tracfin (service de renseignement français, chargé de la lutte contre le blanchiment d’argent, le financement du terrorisme et la fraude fiscale), reconnaissant que ses services étaient « trop longtemps passés à côté ». Même constat pour les relations avec les douanes et les services fiscaux, même s’il estime qu’il est possible de « gagner encore en fluidité ».

A ce titre, il s’oppose à l’éventuel rattachement de l’Office national de lutte contre les stupéfiants, auprès du Ministère de l’Economie, qui « risque de perdre le lien entre les capteurs et ceux qui vont traiter le dossier ». De la même manière, il estime que les services de renseignement sont « correctement dotés », mais le traitement des données dépend essentiellement de la « capacité juridique à croiser un certain nombre de fichiers ». De fait, il plaide pour « développer les capacités d’expérimenter et regarder ce qui se fait chez nos voisins ». A cet égard, Frédéric Veaux souligne le « concours très apprécié des services fiscaux dans la phase d’identification des avoirs criminels et dans leur capacité à accéder à un certain nombre de fichiers dont les policiers n’ont pas accès eux-mêmes ». « C’est un outil précieux et remarquable », salue le haut fonctionnaire.

Néanmoins, police comme gendarmerie s’oppose à la création d’un nouvel office, qui ne ferait qu’ajouter de la « complexité », et plaide davantage pour une meilleure formation des agents ainsi qu’une montée en compétence, un travail « long », au regard des enjeux de plus en plus complexes : cryptomonnaies, blockchains, ou multiplication des transactions en liquide, beaucoup plus difficilement traçables.

 Environ 1 000 interpellations, 200 incarcérations, 300 armes et 1,1 tonne de cannabis saisie, ainsi que 570 étrangers en situation irrégulière 

Christian Rodriguez, directeur de la Gendarmerie Nationale

« Déstabiliser des points de deal et des réseaux », « couper des racines », « durcir des CV »

Cette nécessaire coordination s’avère d’autant plus essentielle pour les « opérations place nette », actions de grande ampleur visant à éradiquer des points de deal, en mobilisant un large éventail de forces de l’ordre (contrôles de commerce, chiens renifleurs, enlèvements de voitures, interpellations en masse), et que le président de la République avait annoncé vouloir renforcer au cours de sa conférence de presse de janvier dernier. Critiquées pour leur inefficacité à détruire les points de deal de manière pérenne ainsi que leur incapacité à s’attaquer aux têtes de réseaux, elles sont néanmoins plébiscitées par les deux directeurs auditionnés. Depuis fin septembre, le directeur de la gendarmerie nationale dénote « environ 1 000 interpellations, 200 incarcérations, 300 armes et 1,1 tonne de cannabis saisie, ainsi que 570 étrangers en situation irrégulière ». Pour Christian Rodriguez, ces opérations ont un « effet sur le territoire », et souligne que « le fait d’y retourner 3 mois après permet d’avoir un effet d’apaisement et de sécurisation ainsi qu’un durcissement des CV » pour les dealers déjà repérés. « La finalité est de déstabiliser des points de deal et des réseaux », rappelle-t-il, tout en soulignant la nécessité d’ « associer les administrations ».

Une utilité certaine que partage Frédéric Veaux, qui estime que l’objectif principal d’une telle politique est d’avoir « un avant et un après ces opérations ». Pour cela, le directeur de la police nationale rappelle que cela nécessite une mobilisation de l’ensemble des acteurs, incluant « des opérateurs de transport, des bailleurs sociaux, des CT et d’autres administrations de l’Etat ». La finalité ? « S’inscrire dans la durée pour que les habitants constatent que leur cadre de vie a changé ». De fait, le haut fonctionnaire réfute tout pessimisme, faisant écho à la récente audition des magistrats du tribunal judiciaire de Marseille, qui avait fait grand bruit : « Je suis convaincu que la mise en œuvre de tous les dispositifs mis en place va permettre des avancées significatives », avance-t-il, affirmant l’importance de « ne rien lâcher ». « Nous devons à la population de ne pas laisser tranquilles ces trafiquants et qu’il n’y ait pas d’impunité. Ce harcèlement est nécessaire et utile et peut dissuader certains usagers », souligne-t-il. Christian Rodriguez abonde, saluant même le rôle de « prévention », alors que « la drogue est partout » et que « les réseaux s’étendent ».

Interrogés sur la (non-)capacité de ces opérations à agir « en haut du spectre », les deux directeurs démentent ce point de vue, jugeant que « les deux sont complémentaires ». « On porte des coups sérieux aux organisations criminelles », se réjouit Frédéric Veaux, qui estime cependant que « nous devons travailler sur la saisie des avoirs criminels », ainsi que sur « les capacités électroniques et numériques des trafiquants ». Ces capacités s’avèrent d’autant plus visibles, avec la multiplication, depuis le confinement, de la livraison des stupéfiants via les plateformes numériques et même par La Poste, un phénomène qui inquiète les deux hauts fonctionnaires. A ce titre, Christian Rodriguez s’estime favorable à « laisser faire » les livraisons afin d’identifier les auteurs, et se montre même « favorable à ce que ce dispositif soit renforcé ».

Le délicat sujet des « repentis » et des « informateurs »

Enfin, les sénateurs ont auditionné les deux directeurs sur la question délicate mais non moins essentielle des « informateurs » et des « repentis », qui connaissent le milieu, et s’avèrent pour la plupart importants, pour faire avancer voire résoudre certaines enquêtes. Les deux cas sont pour autant à différencier : d’un côté, le repenti ne participe plus au trafic, de l’autre, l’informateur est toujours actif au sein du réseau et livre des informations à la police. Une distinction que tient à préserver Frédéric Veaux, qui plaide pour « faire évoluer » le statut du repenti « en lui donnant plus de sécurité juridique et administrative afin que celui qui s’engage dans un programme puisse bénéficier d’un certain nombre de mesures associées à la contribution qu’il va apporter à l’élucidation de certaines affaires criminelles ». Pour autant, il plaide pour un statu quo concernant les informateurs : « La charte des informateurs apporte un certain nombre de garanties suffisantes », soulignant qu’il est « un trafiquant, non pas un repenti », ce qui « ne le place pas au même niveau ». « Recruter un informateur, c’est le début des ennuis », ajoute le directeur de la police nationale, jugeant qu’ils constituent un public « compliqué », « des délinquants à qui l’on ne peut rien promettre de manière affirmative et surtout pas qu’on arrangera les infractions qu’ils seraient susceptibles de commettre dans la foulée ». « Nous devons être transparents et voire au regard des informations fournies, ce qu’on peut lui accorder », précise-t-il. Cependant, Christian Rodriguez souligne leur rôle essentiel, y compris en zone rurale : « L’an dernier, pour 600 000 euros d’indemnisation des sources, nos services ont saisi 13 millions d’euros d’avoirs criminels ». « Nous devons accepter l’idée que nous menons ces actions avec les truands de manière contrôlée », estimant qu’elles constituent un « bon moyen d’avancer ».

Enfin, les deux officiers n’ont pas échappé à un sujet encore sous-jacent, mais qui prend des proportions plus grandes depuis quelques temps, à savoir la corruption dite de « basse intensité », en d’autres termes la corruption qui concerne souvent des fonctionnaires en bas de l’échelle. Frédéric Veaux reconnaît à ce titre, « beaucoup de manquements constatés par les cellules de déontologie », prêtant une attention particulière au « travail de prévention des écoles de police pour que des fonctionnaires ne soient pas entraînés dans une spirale qui les conduisent à des actes beaucoup plus graves ». Le constat est quelque peu plus nuancé pour Christian Rodriguez, qui reconnaît cependant avoir « régulièrement » des dossiers, « 3 à 4 par an sur la criminalité organisée ».

 

Les auditions se poursuivent jusqu’au mois prochain, avant la remise du rapport final par les sénateurs, courant mai.

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