« Les sociétés démocratiques ouvertes sont plus fragiles que les dictatures à l’ingérence étrangère », alerte Elsa Pilichowski
Par Alexis Graillot
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« Depuis le référendum britannique sur le Brexit et les élections américaines de 2016, il est avéré que des opérations de manipulation de l’information en provenance notamment de Russie, ont cherché à altérer les processus démocratiques. La France est devenue la cible de la guerre hybride que des puissances étrangères utilisent pour nuire très concrètement à ses intérêts sur le territoire national et à l’étranger ». Le constat tiré par les élus du palais du Luxembourg qui a conduit à la création de la commission d’enquête sur les influences étrangères, est limpide et d’autant plus saillant dans le contexte d’élections et de la vitrine que représenteront les JO cet été.
Auditionnée ce mardi 19 mars au Sénat, la directrice de la gouvernance publique de l’OCDE, Elsa Pilichowski, est revenue sur l’impact des ingérences étrangères sur les démocraties occidentales, dans un contexte marqué par une numérisation croissante des échanges et le développement massif de l’intelligence artificielle.
L’occasion de rappeler que les ingérences étrangères constituent un « facteur de déstabilisation très important » pour les pays de l’OCDE, qui impacte grandement « la confiance des citoyens dans leurs institutions ».
Différencier « ingérence » et « influence »
D’emblée, Elsa Pilichowski a souhaité différencier les termes d’ « ingérence » et d’ « influence », le premier ayant une connotation négative par rapport au second, qui peut être positif : « Faite de façon transparente, l’influence étrangère peut avoir une contribution positive dans l’élaboration des politiques internationales », avance-t-elle, soutenant que « « les entités étrangères peuvent éclairer les débats politiques, faire progresser les processus décisionnels par la prise en compte d’intérêts diversifiés et promouvoir la coopération internationale ».
Pour autant, la donne est totalement différente pour ce qui est de l’« ingérence », qu’elle définit comme « l’ensemble d’actions intentionnelles d’acteurs étatiques et non-étatiques conduites dans l’intérêt d’un gouvernement étranger ». « Ces actions sont secrètes, non-transparentes, de nature manipulatrice et visent à impacter les structures ou les processus du système politique, l’économie, la société ou l’espace informationnel », explique-t-elle, alertant sur le fait que l’ingérence étrangère a « des conséquences sur l’intégrité de l’élaboration des politiques publiques ainsi que sur le bien-être collectif dans les pays ciblés ». Si elle considère que « l’ingérence économique a toujours existé (…), mais ce qui est nouveau aujourd’hui, c’est l’ingérence politique notamment à travers la désinformation, le lobbying et la porosité public-privé ».
Un « facteur de déstabilisation important »
A ce titre, elle estime que « les sociétés démocratiques ouvertes sont plus fragiles que les autocraties ou les dictatures à l’ingérence étrangère dans lesquelles la fermeture et le contrôle de la société civile et des médias les rendent plus solides ». Ces ingérences s’illustrant à travers « les campagnes de désinformation, l’ingérence électorale, le financement politique, la répression transnationale de la diaspora, la coercition économique et l’ingérence dans l’élaboration des politiques publiques par des pratiques de lobbying secret », la directrice de la gouvernance publique de l’OCDE y voit un « facteur de déstabilisation important », rappelant par-delà même le « nombre croissant de pays membres pour lesquels cette lutte est une priorité ».
Cette déstabilisation s’avère d’autant plus forte qu’elle se déploie dans un contexte de mondialisation croissante, qui favorise les échanges numériques et la « prolifération de la diffusion » … ce qui n’est pas sans conséquence sur la (non-)confiance des citoyens envers leurs institutions publiques. A cet égard, Elsa Pilichowski fait état de trois nouveaux risques. Premièrement, la « désinformation d’origine étrangère » doit amener les pouvoirs publics à mettre en place des « communications publiques dédiées » pour informer les citoyens qu’un contenu vient de l’étranger. En ce sens, le service Viginum, créé en 2021, est chargé spécifiquement de « la vigilance et la protection contre les ingérences numériques étrangères ». Deuxièmement, elle pointe la « désinformation en période d’élection », qui s’opère par l’ensemble des narratifs sur la fraude électorale « visant à nuire à la crédibilité de l’élection ». « L’objectif n’est pas forcément de favoriser un candidat, mais de faire peser un doute sur la validité du processus électoral », souligne la directrice. Troisièmement, « l’intelligence artificielle », du fait de la multiplication des « deep fakes » et des « faux profils », présente, elle aussi un risque inhérent à sa fonction.
Une nécessaire montée en puissance des outils pour lutter contre les ingérences
Ces nouveaux risques ont conduit l’OCDE à présenter un rapport le 4 mars dernier, structuré en 3 actes : « Mettre en œuvre des politiques visant à renforcer la transparence, la responsabilité et la pluralité des sources de l’information », « favoriser l’information des citoyens » et « améliorer l’architecture institutionnelle ». Un rapport dont les conclusions sont partagées par l’ensemble des pays de l’OCDE, une « petite révolution ». En pratique, cela passe par « renforcer l’aspect cyber », « mieux coordonner les pouvoirs publics » et « mieux prendre en compte les attentes de la société ».
Pour la haute fonctionnaire, la transparence de l’information est une condition essentielle pour un meilleur exercice des libertés fondamentales : « Défendre l’intégrité de l’information en tant que bien public est essentiel pour renforcer la liberté d’opinion et d’expression ». Pour autant, pas question de mettre en danger ces libertés en y intégrant une intervention trop poussée de l’Etat : « L’action gouvernementale est nécessaire, mais aucune action ne doit aboutir à un plus grand contrôle de l’information, ni à nuire aux droits fondamentaux ». Plus précisément, Elsa Pilichowski explique qu’il est « nécessaire que les exécutifs soient tenus à distance des systèmes informationnels », en ne s’occupant « pas du contenu, mais de la transparence » de celui-ci.
Estimant que la France et les Etats-Unis ont un « leadership fort » sur le sujet, elle juge l’arsenal français en la matière comme « bien élaboré », avec un dispositif européen qui monte aussi en puissance via la proposition de directive « établissant des exigences harmonisées dans le marché intérieur en matière de transparence et de la représentation d’intérêts exercés pour le compte d’un pays tiers ». En France, une proposition de loi est actuellement en débat à l’Assemblée nationale.
Toutefois, Elsa Pilichowski estime qu’il reste « encore beaucoup à faire » sur plusieurs sujets, notamment au regard de l’intelligence artificielle générative : « Les pays du Sud vont se retrouver en grande difficulté par rapport aux pays du Nord, en l’absence du même nombre de données libres sur Internet ». Un enjeu très fort se pose aussi autour des grandes entreprises du numérique (GAFAM) : si l’OCDE « travaille beaucoup avec eux », il existe « un glissement depuis vingt ans », au regard des données personnelles.
Enjeux nombreux et frontières ténues entre influence et ingérence, preuve d’une complexité évidente à légiférer, « surtout dans le monde mondialisé d’aujourd’hui » : « Accepter l’influence, mais avoir un cadre qui ne permet pas l’ingérence », voici ce sur quoi les pays de l’OCDE devront s’entendre.
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