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Le Sénat célèbre ses 150 ans : retour sur la journée fatidique du 30 janvier 1875

En France, la création du Sénat est indissociable de celle, plutôt laborieuse, de la IIIe République durant le dernier tiers du XIXe siècle. Une période trouble durant laquelle la classe politique se déchire sur la nature du régime à mettre en place. Retour avec l’historien Jean Garrigues sur la journée du 30 janvier 1875, moment charnière de l’histoire de France, qui a permis d’éloigner les tentations monarchiques et de consacrer l’installation du bicamérisme.
Romain David

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Pas sûr que toutes les bougies puissent tenir sur le gâteau. Ce jeudi 30 janvier marque le 150e anniversaire de la naissance du Sénat. Du moins dans un rôle similaire à celui que nous lui connaissons aujourd’hui, indissociable de l’équilibre des pouvoirs au sein d’un système parlementaire bicaméral.

À vrai dire, la France s’est dotée d’un Sénat dès la Révolution française en plus de l’Assemblée nationale. D’abord appelé Conseil des Anciens, puis Chambre des pairs sous la Restauration, cette assemblée endosse en fonction des régimes un rôle législatif ou de juge constitutionnel, mais demeure un outil aux mains du pouvoir exécutif. Il faut attendre la fin du XIXe et l’intervention d’un député du Nord, Henri Wallon, le 30 janvier 1875, pour que le Sénat devienne la clef de voûte d’un nouveau cadre institutionnel qui entérine définitivement l’installation de la République. Récit.

Une IIIe République balbutiante

Politiquement, le XIXe siècle est le plus agité de notre histoire moderne, avec trois révolutions et pas moins de sept régimes différents qui vont se succéder en moins de cent ans. Les dix-huit années du Second empire, régime autoritaire institué par Napoléon III après son coup d’Etat du 2 décembre 1851, offrent l’une des plus longues périodes de stabilité au cours du siècle. Mais la défaite de l’empereur face à la Prusse, le 1er septembre 1870 à Sedan, précipite sa chute.

Le 4 septembre, Paris est en ébullition : une foule de manifestants envahit le Palais Bourbon, réclamant la déchéance du souverain. Sous la pression populaire, le député Léon Gambetta, l’un des chefs de file du camp républicain, proclame depuis les fenêtres de l‘Hôtel de ville le rétablissement de la République avec la mise en place d’un gouvernement de « défense nationale ».

Pour autant, rien n’est véritablement acquis et une longue période de troubles et d’hésitations s’ouvre. D’une part, la France est toujours en guerre. D’autre part, sur la scène politique trois grandes factions s’affrontent : les bonapartistes, largement discrédités par la chute de Napoléon III mais toujours nombreux ; les monarchistes, tiraillés entre les légitimistes et les orléanistes ; et enfin les Républicains, eux-mêmes traversés par différentes tendances.

La nature des institutions dont la France doit se doter fait l’objet d’âpres débats. Une assemblée constituante est élue le 8 février 1871, elle est très majoritairement monarchiste. « Il s’agit d’un résultat en trompe-l’œil. Les monarchistes ont fait campagne sur la nécessité de mettre fin à la guerre quand les républicains voulaient poursuivre les hostilités avec la Prusse. Le vote s’est fait sur cette opposition », note l’historien Jean Garrigues, président de la commission internationale d’histoire des assemblées.

La nouvelle assemblée négocie la paix et entend préparer une troisième Restauration. En attendant, Adolphe Thiers, partisan d’une monarchie constitutionnelle, est nommé à la tête du pouvoir exécutif. Mais plusieurs événements vont favoriser l’ancrage du système républicain, perçu jusqu’alors comme un régime provisoire : l’incapacité des monarchistes à s’entendre sur le nom d’un roi et la crainte d’un retour des bonapartistes qui motive un rapprochement de circonstance entre les orléanistes et les républicains. « Le gouvernement provisoire réussit à relancer l’économie et à réprimer le mouvement insurrectionnel de la Commune, à Paris. Dans ce contexte, la République apparaît de plus en plus comme garante d’une certaine stabilité. Le 13 novembre 1872, Adolphe Thiers s’adresse à l’Assemblée nationale et laisse entendre qu’il est désormais favorable à l’idée d’un République conservatrice. C’est un événement qui a beaucoup compté », souligne Jean Garrigues.

L’amendement d’Henri Wallon

C’est dans ce contexte qu’en janvier 1875 la Chambre des députés commence l’examen d’une série de « projets de loi relatifs à l’organisation des pouvoirs publics », préparés par une commission spécifique, composée de trente élus. Ils proposent la mise en place d’un système bicaméral, et le premier texte débattu concerne la création et les attributions du Sénat. Etonnamment, le mot « République » ne figure pas dans le projet de loi pour éviter de braquer les monarchistes. Mais c’est bien sur ce point que vont se cristalliser les débats. « Le mot République n’apparaît peut-être pas dans les textes, mais il est déjà dans toutes les têtes ! », assure Jean Garrigues.

Un premier amendement déposé par le républicain Édouard Lefebvre de Laboulaye – « Le Gouvernement de la République se compose de deux chambres et d’un Président » – est repoussé car jugé trop direct. C’est alors qu’intervient Henri Wallon, député du Nord, historien et enseignant à la Sorbonne, qui propose le 30 janvier à ses collègues une formulation plus subtile. « Le Président de la République est élu à la pluralité des suffrages par le Sénat et la Chambre des députés réunis en Assemblée nationale », écrit-il.

La trouvaille d’Henri Wallon ? S’appuyer sur une fonction qui existe déjà, puisque depuis août 1871 les députés reconnaissent au chef du gouvernement le titre de « président de la République », pour faire entrer le mot « République » dans les textes organiques et tacitement sanctuariser la nature du régime. « Il s’agit en vérité d’un travail collectif. La formule trouvée par Henri Wallon s’inspire d’une proposition de loi préparée par Jean Casimir-Perier. Henri Wallon n’était pas une figure républicaine ni un leader de la chambre des députés, mais plutôt un homme de consensus, socialement très conservateur, comme l’étaient la plupart des centristes à l’époque », observe Jean Garrigues.

« Je ne proclame rien, je prends ce qui est. J’appelle les choses par leur nom ; je les prends sous le nom que vous avez accepté, que vous acceptez encore…, et je veux faire que ce Gouvernement qui est, dure tant que vous ne trouverez pas quelque chose de mieux à faire », explique le député du Nord à l’Assemblée, sous les acclamations de la gauche. Et d’ajouter : « Si la République ne convient pas à la France, la plus sûre manière d’en finir avec elle, c’est de la faire. […] Ma conclusion, Messieurs, c’est qu’il faut sortir du provisoire. Si la monarchie est possible, si vous pouvez montrer qu’elle est acceptable, proposez-la. » Son amendement est finalement adopté sur le fil, à une voix près, par 353 voix contre 352. Du même coup, il fonde la République et consacre la naissance d’un Sénat républicain.

« Le Grand Conseil des Communes françaises »

La loi relative au Sénat est adoptée par 435 voix contre 234, le 24 février 1875. Notons que les républicains, parmi lesquels Léon Gambetta, étaient plutôt réfractaires à l’idée de créer une seconde chambre. Il s’agit d’une concession faite aux monarchistes, qui souhaitaient un mécanisme de modération des ardeurs qui pouvaient être celles de l’Assemblée nationale.

C’est la raison pour laquelle le mode d’élection des sénateurs a aussi fait l’objet de longues délibérations, entre les partisans du suffrage universel direct et ceux qui préféraient un mode de sélection plus restreint. « Les monarchistes veulent une assemblée de conservateurs, et pour cela il leur faut un scrutin indirect pour faire élire des notables », explique Jean Garrigues. La loi du 24 février 1875 dispose, in fine, que le Sénat sera constitué de 300 membres, dont 225 élus au suffrage universel indirect et 75 membres nommés à vie, une catégorie rapidement supprimée. Le collège électoral, quant à lui, se compose des députés, des conseillers généraux et d’arrondissement et de délégués élus par les conseils municipaux.

Cette dernière catégorie permet de faire « intervenir l’esprit communal dans le règlement des grandes affaires politiques », selon la formule de Léon Gambetta qui a finalement rallié le principe d’une deuxième assemblée. « Que va-t-il sortir des urnes ? Un Sénat ? Non, citoyens, il en sortira le Grand Conseil des Communes françaises », résume le tribun lors d’un discours resté fameux, prononcé à Belleville le 23 avril 1875. « Finalement, les chefs républicains ont fini par accepter le principe d’une seconde chambre car il s’agit d’un élément clef du compromis qui permet de rallier les monarchistes à la République. Léon Gambetta sera accusé d’opportunisme par les radicaux », rappelle Jean Garrigues.

La dissolution de 1877

À l’époque, les candidats à un siège de sénateur doivent être âgés d’au moins 40 ans, ils sont élus pour un mandat de 9 ans. Le renouvellement du Sénat se fait par tiers tous les trois ans. Comme aujourd’hui, les sénateurs partagent le pouvoir législatif avec l’Assemblée nationale. Ils ont l’initiative des lois et participent aux révisions constitutionnelles. Jusqu’au référendum du 28 octobre 1962, les sénateurs procèdent avec les députés à l’élection du président de la République.

Autre détail, et pas des moindres, la Haute assemblée endosse également un rôle de garde-fou : si le président de la République peut dissoudre la Chambre des députés, il doit obtenir au préalable un vote conforme du Sénat. Cette disposition, qui n’existe plus sous la Ve République, trouve une résonance toute particulière au regard de la crise politique que nous traversons depuis la dissolution du 9 juin.

Malgré sa longévité, la IIIe République ne connaîtra qu’une seule dissolution, celle du 25 juin 1877, à l’initiative du maréchal de Mac Mahon qui a succédé à Adolphe Thiers. Ce fervent monarchiste espère mettre les républicains en minorité. Peine perdue, les élections anticipées confirment la majorité républicaine à la chambre des députés. « Après cet épisode, l’usage voudra que les présidents sous la IIIe République renoncent à utiliser cet outil constitutionnel, désormais assimilé à une arme antirépublicaine », conclut Jean Garrigues.

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