Ce matin, Anne-Charlène Bezzina, constitutionnaliste, était l’invitée de la matinale de Public Sénat. Alors qu’Emmanuel Macron a annoncé sa volonté qu’une loi spéciale soit déposée dans les prochains jours au Parlement, quelles seront les modalités de son examen devant les deux assemblées parlementaires ? Les élus pourront-ils déposer des amendements sur le texte ? Un gouvernement démissionnaire peut-il défendre un tel texte ? Explications.
Inscription de l’IVG dans la Constitution : retour sur 18 mois de bataille au Parlement
Par Romain David
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Sans surprise, le Parlement, réuni en Congrès ce lundi 4 mars au château de Versailles, devrait faire rentrer dans la Constitution l’interruption volontaire de grossesse (IVG). Ce vote sonne comme l’épilogue d’un parcours législatif houleux, qui a connu plusieurs rebondissements au fil des mois, et dont la séquence stratégique s’est jouée au Sénat, où la majorité sénatoriale de droite et du centre a longtemps manifesté son opposition à une telle réforme.
Pour rappel : toute modification du texte fondamental doit avoir été préalablement adoptée, dans les mêmes termes, par l’Assemblée nationale et le Sénat, avant d’être ratifiée une dernière fois par au moins trois cinquièmes des parlementaires réunis en Congrès. Public Sénat revient sur le parcours du texte.
Jusqu’à neuf initiatives parlementaires
Le 29 octobre 2023, Emmanuel Macron annonce sur ses réseaux sociaux un projet de loi pour faire entrer l’IVG dans la Constitution. « En 2024, la liberté des femmes de recourir à l’IVG sera irréversible », écrit le chef de l’Etat sur X (anciennement Twitter), il précise vouloir s’appuyer sur le travail des parlementaires. Cette question a en effet déjà été débattue à plusieurs reprises au Parlement : cinq initiatives à l’Assemblée nationale, cinq du côté du Sénat.
Un premier texte avait été déposé à la Chambre haute dès 2017 par les communistes Laurence Cohen et Éliane Assassi, mais celui-ci n’a jamais été mis à l’ordre du jour. Les autres propositions de loi s’inscrivent en réaction à la décision de la Cour suprême américaine qui, le 24 juin 2022, a estimé qu’il revenait à chaque Etat d’autoriser au non l’IVG. Dans la foulée, quatorze Etats américains ont banni l’avortement de leur territoire. En France, plusieurs responsables politiques, notamment à gauche de l’échiquier politique, estiment qu’une inscription de l’IVG dans la Constitution empêcherait tout détricotage de la loi « Veil ».
D’un « droit » à une « liberté »
Un seul des neuf textes portés par les parlementaires a fait l’objet d’une navette, c’est-à-dire d’un examen dans les deux chambres du Parlement : la proposition de loi déposée le 6 juillet 2022 à l’initiative de Mathilde Panot et de plusieurs députés de la Nouvelle Union Populaire écologique et sociale (NUPES). La commission des lois du Sénat l’a abord rejeté, considérant que la constitutionnalisation de l’IVG ne garantissait pas son effectivité. Habituellement, la décision rendue par la commission saisie sur le fond annonce la teneur de la séance à venir. Mais contre toute attente, le 1er février 2023, la situation se retourne dans l’hémicycle du Palais du Luxembourg à la faveur d’un amendement du sénateur LR de la Manche, Philippe Bas.
Celui-ci propose de substituer au terme « droit », jugé trop fort par la majorité sénatoriale de droite et du centre, le terme plus vague de « liberté ». Ainsi, la formule « la loi garantit l’effectivité et l’égal accès au droit à l’interruption volontaire de grossesse », dévient « la loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse ». Un glissement sémantique qui suffit à faire la bascule : le texte est adopté à une petite majorité, 166 voix pour, 152 voix contre. Il s’agit d’un vrai coup de théâtre au sein de la très précautionneuse Chambre haute.
Les réticences de la droite sénatoriale
Le gouvernement a su retenir la leçon. Le projet de loi constitutionnelle annoncé par Emmanuel Macron est finalement présenté le 12 décembre 2023 par le garde des Sceaux en Conseil des ministres. Il n’y est pas question de « droit » mais de « liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse ». Si la formulation est jugée trop faible par les associations et la gauche, elle est surtout destinée à dégager un consensus au sein de la classe politique. Le texte est adopté, sans encombre, le 30 janvier par l’Assemblée nationale. Au Sénat, une fois de plus, la partie s’annonce plus complexe.
La sortie, quelques jours plus tôt, de Gérard Larcher sur franceinfo donne le ton : le président du Sénat estime que « la Constitution n’est pas un catalogue de droits sociaux et sociétaux ». Le mot « garantie » braque la majorité de droite et du centre, qui redoute la création d’un droit opposable, c’est-à-dire la possibilité pour une femme qui n’aurait pu avoir accès à un avortement de saisir la justice.
La rapporteure du texte, Agnès Canayer (LR), estime « inopportune et inutile » une inscription dans la Constitution. Néanmoins, la commission des lois choisit de ne pas s’opposer au texte et renvoie les débats à la séance publique. Deux amendements en particulier menacent de faire capoter une adoption conforme, nécessaire à toute révision constitutionnelle.
Le vote historique de la Chambre haute
Le premier, porté par le LR Alain Millon, vient compléter le projet de loi constitutionnelle, en inscrivant dans la loi le « respect de la clause de conscience des médecins, ou professionnels de santé, appelés à pratiquer l’intervention ». Le deuxième amendement, déposé par Philippe Bas, veut faire disparaître le mot « garantie » du texte. Notons que dans les deux cas, il n’est pas question de s’attaquer à la constitutionnalisation de l’IVG, mais de modifier les modalités de son inscription dans le texte fondamental, ce qui trahit implicitement l’évolution de la droite sur cette question. En marge de l’ouverture des débats, certains élus de la majorité sénatoriale ne cachent pas avoir changé d’avis sur le sujet sous la pression de leur entourage.
Le mercredi 28 février, après le rejet des deux amendements LR, le Sénat adopte à une très large majorité la révision constitutionnelle, par 267 voix pour et seulement 50 contre, en des termes identiques à ceux déjà votés par l’Assemblée nationale. L’histoire est en marche : désormais, plus rien ne s’oppose à ce que le Parlement, réuni en Congrès, ne fasse de la France le premier pays du monde à faire figurer dans sa Constitution l’interruption volontaire de grossesse.
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