VivaTech event at Paris Expo Porte de Versailles, Paris, UK – 16 Jun 2023.

Fraude fiscale : les sénateurs communistes s’attaquent à la justice pénale négociée pour les grands groupes

Introduite en 2016, la convention judiciaire d'intérêt public (CJIP) est un instrument qui permet aux entreprises concernées par des faits de corruption, de fraude fiscale ou des délits environnementaux de s’éviter un procès en signant un accord financier avec le procureur de la République. Destiné à accélérer la résolution de contentieux complexes, ce mécanisme est dénoncé par plusieurs sénateurs communistes comme une forme d’irresponsabilité pénale. Les discussions budgétaires à venir au Sénat devraient être l’occasion pour les élus de poser ce débat.
Romain David

Temps de lecture :

6 min

Publié le

Mis à jour le

« Il vaut mieux un bon accord qu’un mauvais procès ». C’est ainsi que Gérald Darmanin, encore en charge des Comptes publics, répondait à ses contempteurs en 2017 dans une interview accordée aux Echos. À l’époque, le ministère public s’apprêtait, avec la bénédiction du gouvernement, à ouvrir des négociations avec Google pour permettre au géant américain de solder via une transaction financière ses déboires avec le fisc français. Deux ans plus tard, le tribunal de grande instance de Paris validait la convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) conclue entre l’entreprise et le Parquet national financier (PNF) pour un montant d’un milliard d’euros. Google a profité d’un dispositif mis en place par la loi du 9 décembre 2016 dite « Sapin 2 », qui permet au procureur de la République de proposer à toute personne morale mise en cause pour des faits de corruption, de blanchiment, de trafic d’influence ou de fraude fiscale un accord qui éteint l’action publique.

Aujourd’hui, les communistes du Sénat entendent faire sauter ce dispositif. Ils dénoncent à la fois un important manque à gagner pour l’administration mais aussi une rupture de l’égalité devant l’impôt qui s’apparente, selon eux, à une brèche dans l’édifice judiciaire et démocratique. « On ne peut pas être uniquement payeur lorsque l’on contourne la loi », tempête Pascal Savoldelli, sénateur du Val-de-Marne, vice-président de la commission des finances et co-auteur, avec son collègue Éric Bocquet, d’une proposition de loi visant à abroger le recours aux CJIP. « Il s’agit d’une méthode de transaction à l’américaine, une forme de justice négociée sur la base d’un plaider-coupable, mais sans sanction judiciaire. Les accords sont conclus dans l’opacité d’un bureau. Ce genre de pratique contribue à fragiliser le consentement à l’impôt », développe Éric Bocquet.

Trois sénateurs communistes reçus par la direction de Google

Symboliquement et malgré la pluie battante, les deux élus se sont donné rendez-vous ce jeudi 16 novembre pour une conférence de presse improvisée devant le siège de Google à Paris, en compagnie de la sénatrice communiste de Meurthe-et-Moselle Silvana Silvanie. La convention judiciaire à un milliard d’euros passée par le géant du web avec le parquet financier en 2019 a permis à Google d’échapper à la menace d’une peine maximale qui aurait pu grimper jusqu’à 8 milliards d’euros. Ironie de la géographie parisienne : un imposant centre des finances publiques fait face à l’élégant hôtel particulier qui abrite les bureaux parisiens de l’entreprise.

« Ils n’ont fait que sauter sur l’opportunité que leur offrait la loi. Mais lorsque la loi est mauvaise, il revient au législateur de la modifier », martèle Éric Bocquet. En milieu de journée, les trois élus ont finalement été reçus par Benoît Tabaka, le secrétaire général de Google France, pour un échange « cordial et respectueux » d’une heure, rapporte le sénateur du Nord, lors duquel la conversation a notamment dévié sur le projet de taxation des GAFAM porté par les pays de l’OCDE.

« C’est un hold-up institutionnel ! »

La mise en place des CJIP répondait à un souci d’efficacité : faire rentrer rapidement de l’argent dans les caisses de l’Etat, en lieu et place des procédures judiciaires classiques, parfois étalées sur une décennie, et à l’issue incertaine. Aujourd’hui, le dispositif ne concerne plus seulement la fiscalité mais aussi les préjudices écologiques. Les sept conventions judiciaires d’intérêt public signées sur l’année 2022 ont rapporté au Trésor public quelque 645 millions d’euros. « Nous sommes spoliés, c’est un hold-up institutionnel ! », s’agace Pascal Savoldelli qui estime que le montant réel des infractions reprochées est autrement plus conséquent. « Aujourd’hui, certaines grandes entreprises intègrent d’avance le fait qu’elles pourront ouvrir des négociations sur une part fiscale non payée. La disposition est devenue un système », soupire l’élu. « Fraudez ! Fraudez ! Il en restera toujours quelque chose », ironise Éric Bocquet.

Le projet de loi de finances pour 2024

Le gouvernement lui-même ne semble plus se satisfaire du mécanisme actuellement en vigueur. Le montant de la transaction ne peut pas dépasser 30 % du chiffre d’affaires moyen annuel calculé sur la base des trois dernières années. Mais comme le notent les communistes dans l’exposé des motifs de leur proposition d’abrogation, un tel seuil n’est jamais appliqué : « À titre d’exemple, le 21 octobre 2022, le Crédit Suisse a conclu une convention judiciaire d’intérêt public pour une amende de 123 millions d’euros alors que le montant maximal théorique prévoyait la possibilité de lui infliger 6 377 millions d’euros. » Or, dans le projet de loi de finances pour 2024, qui arrive en séance publique au Sénat le 23 novembre, il est question d’étendre la fourchette des condamnations jusqu’à 80 % du chiffre d’affaires.

« Nous allons avoir une fenêtre de tir sur le budget pour mettre ce débat sur la table », sourit Pascal Savoldelli. Comprenez : la proposition d’abrogation des CJIP sera déclinée à cette occasion sous la forme d’amendements. Il est encore difficile à ce stade de s’avancer sur l’écho qu’ils pourraient rencontrer au sein de l’hémicycle. Le sujet de la fraude fiscale est transversal et dépasse les clivages partisans. À gauche, rappelons que c’est un gouvernement socialiste qui a installé le dispositif, ce qui pourrait compliquer la recherche de soutiens de ce côté. En revanche, au sein de la majorité sénatoriale, les centristes ont fait de la lutte contre la fraude fiscale l’un de leurs grands chevaux de bataille. « Il est déjà arrivé que l’on ait de bonnes surprises de vote au Sénat, avec des majorités improbables », relève Éric Bocquet. « Rien n’est écrit d’avance. »

Dans la même thématique

ISSY-LES-MOULINEAUX: France 24, press conference
3min

Parlementaire

France Médias Monde : les sénateurs alertent sur la baisse des crédits dans un contexte de guerre informationnelle

Dans un communiqué, la commission des Affaires étrangères du Palais du Luxembourg déplore le « désarmement informationnel » engagé par le budget 2025 avec une réduction de 10 millions d’euros à l’audiovisuel extérieur. En conséquence, les élus ont voté un amendement de transfert de crédits de 5 millions d’euros de France Télévisions à France Médias Monde (RFI, France 24 et Monte Carlo Doualiya).

Le

Fraude fiscale : les sénateurs communistes s’attaquent à la justice pénale négociée pour les grands groupes
7min

Parlementaire

Narcotrafic : face à un « marché des stupéfiants en expansion », le directeur général de la police nationale formule des pistes pour lutter contre le crime organisé 

« On va de la cage d’escalier à l’international », explique le nouveau directeur général de la police nationale, Louis Laugier, devant la commission des lois du Sénat lorsqu’il évoque la lutte contre le narcotrafic. Si la nomination de Louis Laugier a fait l’objet de négociations entre Bruno Retailleau et Emmanuel Macron, l’audition portait essentiellement sur la proposition de loi relative au narcotrafic qui sera examinée à partir de janvier au Sénat. Le texte fait suite à la commission d’enquête présidée par Etienne Blanc (LR) et dont le rapporteur était Jérôme Durain (PS). Un texte particulièrement attendu alors que le ministre de l’intérieur, Bruno Retailleau, a multiplié les gages de fermeté dans la lutte contre le trafic de drogue et la criminalité organisée.   Comme les sénateurs, le Directeur général de la police nationale décrit un phénomène en hausse, un « marché des stupéfiants en expansion, une forte demande des consommateurs et une offre abondante ». La criminalité organisée connaît d’ailleurs un certain nombre d’évolutions comme la multiplication des violences liées au trafic y compris dans des villes moyennes, ou encore le rajeunissement des acteurs.  « Je souhaiterais préciser que la France n’est pas dans une situation singulière. En effet, tous les Etats de l’UE sont confrontés à des situations identiques », prévient néanmoins Louis Laugier. Néanmoins, les chiffres présentés sont vertigineux avec notamment 44,8 tonnes de cocaïne saisies en 2024 (contre 23,2 tonnes en 2023). Le directeur général rapporte également que 434 000 amendes forfaitaires délictuelles ont été dressées depuis septembre 2020 pour stupéfiants.   « Certaines observations du rapport relatif à l’action de la police nationale me paraissent un peu sévères »   Pour répondre à ce phénomène massif, l’Office anti-stupéfiants (Ofast) a été mis en place en 2019. Cette agence regroupe des effectifs issus de différents services, notamment des douanes et de la police judiciaire. Alors que le rapport sénatorial propose de revoir le fonctionnement de l’Ofast pour en faire une « DEA à la française », Louis Laugier défend l’efficacité de l’agence. « Certaines observations du rapport relatif à l’action de la police nationale me paraissent un peu sévères […] le rôle de coordination de l’Ofast est réel, grâce à son caractère interministériel et son maillage territorial dense », avance le directeur général de la police nationale. Ce dernier souligne également le doublement des effectifs depuis 2020 et la présence des services sur tout le territoire grâce aux 15 antennes de l’Ofast et aux cellules de renseignement opérationnel sur les stupéfiants (CROSS) présentes dans chaque département. Louis Laugier a également défendu la souplesse de ce dispositif, affirmant qu’il n’était pas nécessaire d’inscrire les CROSS dans la loi.   Le sénateur Jérôme Durain regrette néanmoins la faible implication des services de Bercy dans l’Ofast et souligne la nécessité de les mobiliser pour continuer de développer les enquêtes patrimoniales. « L’aspect interministériel de l’Ofast, est déjà pris en compte avec les douanes, mais on peut continuer à renforcer la coopération avec les services de Bercy », reconnaît Louis Laugier. Toutefois, le directeur général de la police nationale met en exergue la progression des saisies d’avoirs criminels. « 75,3 millions d’euros d’avoirs criminels ont été saisis en 2023. Il y a eu une hausse de 60 % entre 2018 et 2023, traduisant une inflexion profonde de la stratégie de la police en ce domaine avec un développement des enquêtes patrimoniales », argumente Louis Laugier. Interrogé par la présidente de la commission des lois, Muriel Jourda (LR), sur les améliorations législatives à apporter, Louis Laugier évoque la possibilité de recourir à des confiscations provisoires tout en prenant soin d’insister sur la difficulté juridique d’une telle évolution et notamment son risque d’inconstitutionnalité.   Le directeur général de la police nationale défend l’utilité des opérations « place nette »   Dans leur rapport, les sénateurs Jérôme Durain et Etienne Blanc mettaient en avant la nécessité de renforcer la lutte contre la criminalité en augmentant la capacité de saisies des avoirs plutôt qu’en démantelant les points de deal. Les sénateurs n’avaient pas manqué d’égratigner l’efficacité des opérations « places nettes » déplorant les faibles niveaux de saisies (moins de 40 kg de cocaïne et quelques millions d’euros) au regard des effectifs mobilisés (50 000 gendarmes et policiers) entre le 25 septembre 2023 et le 12 avril 2024. Des réserves renouvelées par Jérôme Durain pendant l’audition. « En un an les services de la DGPN ont initié 279 opérations de cette nature qui ont conduit à l’interpellation de 6 800 personnes, la saisie de 690 armes, de 7,5 millions d’euros d’avoirs criminels et plus d’1,7 tonne de stupéfiants », avance Louis Laugier. « Le fait d’avoir une opération où on affiche un effet ‘force’ sur le terrain est important », poursuit le directeur général de la police nationale qui dit avoir conscience que ces opérations « ne se suffisent pas à elles-mêmes ».   Plusieurs pistes absentes de la proposition de loi   Au-delà de l’approche matérielle, Louis Laugier insiste sur le besoin de renforcement des moyens d’enquêtes et de renseignement, notamment humains ainsi que l’adaptation du cadre législatif. Devant la commission des lois, le directeur général de la police nationale a tenu à saluer l’intérêt d’une réforme du statut de repenti, proposée par les sénateurs, pour élargir son périmètre aux crimes de sang. Le fonctionnaire détaille plusieurs mesures, absentes de la proposition de loi qui, selon lui, peuvent favoriser la lutte contre la criminalité organisée. Il souhaite notamment augmenter la durée des gardes à vue en matière de crime organisé pour les faire passer à 48 heures au lieu de 24, généraliser la pseudonymisation des enquêteurs ou encore faire entrer la corruption liée au trafic dans le régime de la criminalité organisée. Des propositions qu’il lie à une meilleure capacité d’écoute des policiers sur le terrain. « Il faut parler avec les personnes, vous avez entièrement raison. Ce travail-là peut avoir été occulté par l’action immédiate en réponse à la délinquance. Et donc oui je crois qu’il faut créer un lien. J’ai transmis des consignes dès que je suis entré en fonction », affirme Louis Laugier en réponse à une question de la sénatrice Corinne Narassiguin (PS).   Enfin, le directeur général de la police nationale plaide pour la création d’un nouveau cadre juridique et « d’une technique spéciale de captation des données à distance, aux fins de captation d’images et de sons relevant de la criminalité ou de la délinquance organisée ». Dans une décision du 16 novembre 2023, le Conseil constitutionnel avait néanmoins jugé inconstitutionnelle l’activation à distance des téléphones portables permettant la voix et l’image des suspects à leur insu. 

Le