Désinformation : « Dans certains médias, on ne fait pas attention à qui on donne la parole sous couvert de liberté d’expression », dénonce Grégoire Lemarchand
Par Alexis Graillot
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Les auditions se poursuivent au Sénat, dans le cadre de la commission d’enquête sur les politiques publiques face aux opérations d’influences étrangères. Alors que les sénateurs pointent que « depuis 2016, il est avéré que des opérations de manipulation de l’information en provenance notamment de Russie ont cherché à altérer les processus démocratiques », les vérificateurs de faits confirment une « claire recrudescence de ce type de contenus », à l’aube de la guerre en Ukraine.
Si les différents intervenants constatent que « la plupart de ces contenus ne fonctionnent pas beaucoup », ils déplorent en revanche que « certains médias donnent la parole à des personnes ultra-minoritaires, alors que ce sont souvent des personnes qui racontent n’importe quoi ».
« Vérification, enquête et pédagogie »
« Le visage de la désinformation a énormément bougé ». C’est l’analyse que livre Anaïs Condomines, rédactrice en chef adjointe de la rubrique CheckNews de Libération, créée en 2017 pour faire suite à la rubrique « Désintox », inaugurée en 2008. Consacrant « 7 postes à temps plein sur une rédaction de 250 journalistes », le moteur déploie au-delà des médias traditionnels (presse, radio, TV), un vaste chantier sur les réseaux sociaux, « encore plus depuis qu’Elon Musk a repris Twitter ». « CheckNews n’est pas seulement une rubrique de « fact-checking » (en français, « vérification des faits »), mais fonctionne sur 3 pieds : vérification, enquête et pédagogie », martèle la journaliste. Elle se livre ensuite à un exemple de son travail, à travers l’affaire Rachid M’barki, licencié par BFMTV à la suite de diffusions de contenus dans la case de nuit qu’il présentait, sans l’aval de sa direction. « On a fouillé les réseaux sociaux pour trouver des séquences qui nous paraissaient suspectes. […] En parallèle, on a lancé des sources à BFMTV pour que les petites mains puissent nous raconter les rouages au plus près », détaille-t-elle.
Toutefois, la journaliste reconnaît qu’il n’existe « pas de boîte à outils magique ». « On travaille avec le bon sens, l’observation, l’investigation en source ouverte », explique-t-elle. D’autant plus que ces campagnes de désinformation s’appuient souvent sur des acteurs locaux, qui se chargent de relayer ces campagnes : « Ces ingérences s’appuient souvent sur les acteurs nationaux », qui rendent le phénomène, « difficile à quantifier », explique Vincent Couronne, directeur général de Les Surligneurs, média de lutte contre la désinformation juridique, dont le modèle économique repose sur le bénévolat et l’accès gratuit aux contenus. « Les acteurs malveillants à l’étranger savent très bien que la désinformation d’origine locale ou nationale est la plus efficace car elle donne le bon ton et suit de plus près l’intérêt du public », poursuit-il, relevant que ces derniers « s’intéressent aux récits les plus larges ». « Cependant, la désinformation ne joue pas un rôle exclusif, mais central dans le phénomène des ingérences étrangères », nuance-t-il.
« Le fact-checking ne peut pas tout »
Anaïs Condomines s’est ensuite attardée sur les instruments utilisés par les désinformateurs, citant notamment Doppelganger, spécialisé dans la « création de faux contenus sur des sites clones », dont l’objectif est de « vendre les intérêts russes en Ukraine ou discréditer les pays occidentaux », PortalCombat, qui « réplique de contenus de propagande », ou encore Matriochka, qui « produit des faux contenus et les amplifie sur les réseaux via des faux comptes ». Des logiciels dont « Libération a fait les frais », relève-t-elle, exemple à l’appui.
Pour la journaliste, deux éléments majeurs « sautent aux yeux ». D’une part, « la plupart de ces contenus ne fonctionnent pas beaucoup », avec des « tweets qui fonctionnent en vase clos [grâce à] des retweets automatisés ». D’autre part, « certains de ces réseaux interpellent directement les rubriques de fact-checking pour leur faire de la publicité », en d’autres termes, ils utilisent directement les vérificateurs de contenus afin de promouvoir leurs logiciels de désinformation, qui seront cités dans les médias. Ainsi, Anaïs Condomines estime nécessaire d’être « toujours sur une ligne de crête », et décider de vérifications « au cas par cas ». Un constat partagé par Grégoire Lemarchand, rédacteur en chef Investigation numérique à l’Agence France presse (AFP), dont le service comporte « 150 journalistes spécialisés », dans plus d’une trentaine de bureaux partout dans le monde : « Ces campagnes sont souvent très peu sophistiquées avec un bruit de fond permanent. C’est la masse qui souvent fait effet », analyse-t-il.
Néanmoins, certaines d’entre elles ont affiché un certain « succès », en atteste la polémique autour des étoiles de David bleues peintes au pochoir sur les murs de Paris, afin de laisser penser à des actes antisémites, consécutivement aux attaques du 7 octobre, et la riposte israélienne qui s’est ensuivie dans la bande de Gaza. Une machination « directement pilotée par le FSB », service de renseignement russe (et ex-KGB pendant la Guerre froide). Pour la journaliste, les ressorts de ce résultat pour la Russie, ont trait à son caractère « volontairement flou, très habilement appuyé sur un point de fracture, dans un climat hypersensible dans lequel les communautés sont mises en opposition ». « Ces campagnes ne créent pas les points de fracture, elles les amplifient, et c’est avant tout aux pouvoirs publics de réduire ces fractures, parce qu’une société plus apaisée offre moins de leviers à actionner pour les désinformations venues de l’étranger », observe-t-elle.
Une nécessaire « éducation aux médias »
Toutefois, la désinformation ne provient pas toujours de l’étranger, et s’intègre parfois même parfaitement dans le paysage médiatique, lui donnant un écho tout particulier. C’est le constat fait par Grégoire Lemarchand, qui observe que « dans certains médias, on ne fait pas attention à qui on donne la parole sous couvert de liberté d’expression ». Relancé par le sénateur Rachid Temal (PS), afin que le journaliste présente un exemple, Grégoire Lemarchand décrit : « Quant à TPMP (NDLR : « Touche pas à mon poste »), on invite quelqu’un qui vous explique qu’il y a des orgies satanico-pédophiles avec de l’adrénochrome, alors que cela a été démystifié par tout le monde, c’est vraiment gênant car ça donne une audience formidable », s’agace-t-il. Le travail en amont du vérificateur de faits prend alors une résonance toute particulière : « La presse a une responsabilité très forte, celle de donner accès à un maximum de transparence, de ne pas s’adonner aux spéculations, éteindre l’incendie avant qu’il se déclenche », explique Anaïs Condomines.
« La désinformation n’est pas uniquement causée par les ingérences étrangères, mais les ingérences étrangères incluent presque toujours une campagne de désinformation », remarque de son côté Vincent Couronne, qui plaide pour la création d’une « nouvelle boîte à outils », tout en jugeant l’arsenal juridique français et européen en la matière, « suffisant si on l’applique correctement ». A ce titre, il appelle de ses vœux à « un système de financement plus sain », car aujourd’hui, « la vérification des faits est essentiellement financée par les plateformes numériques ». « La plupart des outils existent, s’ils sont correctement appliqués, en toute liberté, avec des plateformes numériques qui ne favorisent pas la diffusion de désinformation et avec des acteurs qui, quand ils le font, sont effectivement sanctionnés », conclut-il, incitant à développer une « meilleure éducation aux médias ».
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