« C’est un vieux dossier, un scandale, pratiquement un empoisonnement. » Ce 9 avril, le Sénat examinera une proposition de loi visant à indemniser les victimes du chlordécone. Un sujet explosif, de l’aveu même de l’auteur du texte, le sénateur de Guadeloupe Dominique Théophile (RDPI).
La proposition de loi, en deux volets, vise non seulement à indemniser les victimes de ce pesticide répandu dans les bananeraies des Antilles jusqu’au début des années 1990, mais aussi à reconnaître la responsabilité de l’Etat dans les préjudices causés par son utilisation.
La toxicité du produit a en effet été reconnue par plusieurs organismes, de longues années avant son interdiction en France. Aux Etats-Unis, son utilisation a ainsi été interdite dès 1975. « En 1968, l’alerte avait déjà été passée par l’Etat lui-même. En 1972, alors que la question se posait d’interdire l’usage du produit, l’Etat a au contraire pris un arrêté pour prolonger son utilisation jusqu’en 1992 », explique Dominique Théophile.
Elargir l’indemnisation à des victimes aujourd’hui non-reconnues
Depuis, des traces du pesticide subsistent dans les sols et les eaux de Guadeloupe et de Martinique. En 2014, l’Anses et Santé publique France affirmaient ainsi que des traces de chlordécone étaient encore détectées chez 90 % des individus sur les deux territoires. Des études de l’Anses et de l’Inserm soulignent également « les effets néfastes du chlordécone sur le système nerveux, la reproduction, le système hormonal et le fonctionnement de certains organes », indique l’auteur de la proposition de loi.
Dans ce contexte, Dominique Théophile propose d’indemniser « toute personne souffrant d’une maladie résultant d’une exposition au chlordécone, due aux autorisations de commercialisation et d’épandage délivrées par la République française ». L’indemnisation peut aussi être réclamée par les ayants droit d’une personne décédée des suites d’une maladie, ou encore par ceux dont les enfants souffrent d’une maladie liée à « une exposition in utero ». La liste des pathologies concernées devra être fixée par décret, « conformément aux travaux reconnus par la communauté scientifique internationale », précise le texte.
Les victimes souhaitant être indemnisées devront déposer leur demande devant une commission spéciale, « une autorité indépendante, formée de personnes qualifiées, notamment de médecins nommés par le Haut conseil de la santé publique », explique Dominique Théophile. Une mesure qui permettrait d’ouvrir l’indemnisation à nombre de victimes pour l’instant non-reconnues. Aujourd’hui, seuls les ouvriers agricoles des bananeraies atteints de cancers de la prostate et certains enfants contaminés in utero peuvent prétendre à une reconnaissance de leur maladie.
Le texte rejeté en commission, face au « manque de consensus scientifique »
Dans l’hémicycle, les débats promettent d’être nourris. Le 2 avril, la commission de l’aménagement du territoire a en effet rejeté la proposition de loi. Une décision prise « à regret », indique la rapporteure du texte Nadège Havet (RDPI). « Le texte procède d’une louable intention de reconnaître le lourd préjudice sanitaire et écologique causé par le chlordécone », observe-t-elle dans son rapport. Il présente, en revanche, plusieurs « fragilités juridiques », souligne la sénatrice.
Pour Nadège Havet, le texte conduirait ainsi à « élargir le champ de l’indemnisation au-delà des certitudes scientifiques », la relation entre certaines pathologies et l’exposition au chlordécone étant « encore mal définie scientifiquement ». « Si c’est par manque de consensus scientifique que le texte n’est pas adopté, c’est que les sénateurs ne connaissent pas l’histoire du chlordécone », dénonce de son côté Dominique Théophile.
« Ce n’est pas parce que le sujet concerne l’Outre-mer qu’on doit être moins disant »
La création d’un comité d’indemnisation des victimes semble également poser problème à la commission. Celle-ci ne répond pas à « l’objectif de simplification et de lisibilité de l’action publique », observe le rapport. « Nous ne demandons ni plus ni moins que ce qui existe déjà pour indemniser les victimes de l’amiante. Ce n’est pas parce que le sujet concerne des territoires d’Outre-mer qu’on doit être moins disant, on a le droit à un traitement équitable », fustige Dominique Théophile.
Plus qu’une reconnaissance et une indemnisation, le sénateur de Guadeloupe envisage en effet son texte comme un moyen « de pacifier les relations entre l’Etat et les Outre-mer ». « Soit on continue comme aujourd’hui, avec des reconnaissances de victimes au compte-goutte, au risque de créer des dissensions. Soit l’Etat pacifie tout cela et facilite une reconnaissance globale des victimes », observe Dominique Théophile. Le 11 mars dernier, la cour administrative d’appel a en effet déjà condamné l’Etat à indemniser 1 300 victimes, démontrant un « préjudice moral d’anxiété » lié à l’exposition au chlordécone.