« Nous, magistrats judiciaires […] avons décidé aujourd’hui de sonner l’alarme ». Dans une tribune publiée dans le journal Le Monde, 3 000 magistrats et une centaine de greffiers témoignent de leurs conditions de travail délétères.
« Nous ne voulons plus d’une justice qui n’écoute pas, qui raisonne uniquement en chiffres, qui chronomètre et comptabilise tout », ont-ils écrit, tançant une « justice qui maltraite les justiciables, mais également ceux qui œuvrent à son fonctionnement ».
Le collectif regrette une « vision gestionnaire de (leur) métier » et souligne le manque de temps pour traiter les dossiers. Les magistrats citent notamment des audiences surchargées, des arrêts maladie qui se multiplient parmi le personnel judiciaire, des audiences classées sans suite ou encore l’obligation de traiter des affaires de divorce « en quinze minutes » sans pouvoir donner la parole aux parties.
Ils citent également le suicide, fin août, d’une jeune magistrate, Charlotte, 29 ans, après deux années « éprouvantes » à être « envoyée de tribunaux en tribunaux pour compléter les effectifs des juridictions en souffrance du Nord et du Pas-de-Calais », relatent-ils.
« La justice est toujours le bon soldat qui travaille dans des conditions difficiles »
De quoi embarrasser l’exécutif qui vient d’entamer les Etats généraux de la justice et à 5 mois de l’élection présidentielle. Des Etats généraux qui ont pour ambition de « restaurer le pacte civique entre la Nation et la justice et garantir l’efficacité du service public de la justice », a expliqué Emmanuel Macron, le mois dernier.
« Je comprends leur réaction. La justice est toujours le bon soldat qui travaille dans des conditions difficiles. Nous étions en déplacement mardi au tribunal judiciaire de Rouen. Nous avons vu les piles de dossiers qui s’amoncellent et les locaux borgnes. Il faut être extrêmement motivé pour venir travailler le matin », s’émeut Agnès Canayer, sénatrice (app LR), secrétaire de la commission des lois.
Au Sénat, ce constat d’une dégradation des conditions de travail des acteurs du monde judiciaire et ses conséquences, le manque de confiance en l’institution judiciaire, est partagé depuis longtemps. Dès le début du quinquennat, un rapport transpartisan intitulé : « 5 ans pour sauver la justice » proposait notamment une loi quinquennale afin d’augmenter de 5 % par an les moyens de la justice ».
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« Trop d’années perdues »
Interrogé en juin dernier, sur les moyens alloués à la justice sur ce quinquennat, le questeur (LR) Philippe Bas regrettait « trop d’années perdues ». « Non seulement la loi de programmation était très en deçà de nos attentes mais elle a été votée tardivement, en 2018. De plus, lors de ces deux premières années d’exécution, elle n’a pas été correctement appliquée. Il aura fallu attendre le vote du dernier budget pour qu’un début de rattrapage s’amorce. La progression du budget n’a pas été linéaire et s’est faite par à-coups. Si bien que l’amélioration de la situation est difficilement perceptible », rappelait-il.
Pour mémoire, le budget du ministère de la Justice en 2021, avait connu une hausse de 8 %, et le projet de loi de finances pour 2022 prévoit également une hausse de 8 %. Auditionné par le Sénat le 9 novembre dernier, le garde des Sceaux s’est vu reprocher la non-utilisation des crédits votés par le Parlement sur les années précédentes. « Cela représenterait 378 millions d’euros pour la période de 2018 à 2020. « Il faut avoir la loyauté de donner les chiffres exacts », l’avait tancé, Philippe Bas.
Pour les syndicats de magistrats, cette hausse est également en trompe-l’œil car elle concerne essentiellement le pénitencier (+ 3,4 % d’augmentation dans le budget 2022 pour le fonctionnement des tribunaux). « Je comprends la situation des magistrats et des greffiers qui vivent des situations difficiles. Elle sont dues aux crédits de la justice qui sont en dessous de la moyenne européenne et des pays de l’OCDE », constate Jean-Pierre Sueur, vice-président socialiste de la commission des lois du Sénat qui plaide pour une loi de programmation pluriannuelle. « Ce sera un enjeu de la présidentielle », ajoute-t-il.
Quand le Sénat poussait l’exécutif à reporter la réforme de la justice pénale des mineurs
L’Union du syndicat de la magistrature s’inquiète également du devenir des contractuels récemment embauchés pour une durée de trois ans. Sur ce point devant les sénateurs, Éric Dupond-Moretti s’était voulu rassurant en expliquant que les juristes assistants et les greffiers recrutés pour pallier le manque de personnels étaient aujourd’hui indispensables. « Il faudrait avoir une déraison politique pour enlever ces gens-là », avait-il appuyé.
« Il y a eu de nombreuses réformes ces dernières années, la loi pour la justice du XXIe siècle, loi de programmation et de réforme de la justice, réforme de la justice pénale des mineurs, loi de confiance en l’institution judiciaire, loi de réforme de l’irresponsabilité pénale… On a l’impression de tout réformer en permanence, mais sans les moyens ni le temps pour les professionnels de les absorber », constate Agnès Canayer.
La sénatrice, rapporteure du projet de loi sur la justice pénale des mineurs, se souvient que c’est sous l’impulsion du Sénat que le gouvernement avait consenti à repousser la réforme, initialement prévue pour entrée en vigueur au 31 mars 2021 au 30 septembre. La crise du covid-19, la grève des avocats, les outils informatiques pas encore adaptés et le manque de moyens humains notamment chez les greffiers, avaient été mis en avant par les sénateurs de la commission des lois.
En réponse à la tribune, le directeur des services judiciaires du ministère de la justice assure que « 650 magistrats et 850 greffiers supplémentaires ont été affectés durant le quinquennat », soulignant là des hausses « dans des proportions inégalées dans le passé » et que le garde des Sceaux compte poursuivre.
Éric Dupont Moretti recevra « dans les prochains jours » une délégation de signataires.