L’examen du texte aura enjambé les six semaines de grève à la SNCF et à la RATP. Déposée le 2 décembre, quelques jours avant le début du conflit social contre la réforme des retraites, la proposition de loi du chef de la droite sénatoriale, Bruno Retailleau, « tendant à assurer l’effectivité du droit au transport » a été adoptée en séance ce mardi soir par le Sénat, sans opposition de principe de la part du gouvernement. Le cœur du texte, l’article 3, prévoit la possibilité de réquisitionner des grévistes pour assurer un « niveau minimal de service dans les transports publics ».
Pendant plus de quatre heures, la proposition a été l’occasion d’une véritable bataille rangée dans l’hémicycle, entre la majorité de droite et du centre, et la gauche. Certains ont même affirmé que le clivage gauche droite avait été « revivifié » lors de l’examen. Contre ce qu’ils ont qualifié de « remise en cause » du droit de grève, les groupes socialiste et communiste ont multiplié les tentatives pour faire tomber les neuf articles de la proposition de loi. « Est-ce la réponse de la majorité sénatoriale au rejet massif de la réforme des retraites ? Face à une situation de tensions majeures, votre groupe s’attaque aux grévistes pour les contraindre à rentrer dans le rang », s’est offusquée Éliane Assassi, la présidente du groupe communiste qui voulait rendre irrecevable ce texte perçu comme « démagogique ».
Attaquée, la droite a défendu son « équilibre » entre plusieurs principes de valeur constitutionnelle : la continuité des services publics et la liberté de circulation, d’un côté, le droit de grève, de l’autre. « Le droit de grève n’est pas un droit de blocage du pays. Ce n’est pas un droit absolu qui ne connaisse aucune limite […] Il peut être encadré », a exposé Bruno Retailleau.
L’auteur du texte l’a résumé comme un « progrès » après la loi du 21 août 2007, qui n’est « en aucun cas un service minimum garanti », selon lui. Cette loi « sur le dialogue social et la continuité du service public dans les transports terrestres réguliers de voyageurs » encadre les préavis de grève, ce qui permet aux entreprises d’organiser des plans de transport, à partir des salariés disponibles, et d’informer les usagers. La proposition de loi sénatoriale « change la logique », en partant des « besoins essentiels » de la population en matière de transport, a expliqué la rapporteure du texte, Pascale Gruny (LR).
Le gouvernement « partage » l’objectif, mais pointe la fragilité du texte et un contexte mal choisi
Dans ce débat aux opinions bien tranchées, le gouvernement a tenté de faire la synthèse entre les deux parties de l’hémicycle. « Je partage l’objectif final que vous poursuivez, qui est d’assurer la continuité du service public […] Dans le même temps, le gouvernement est profondément attaché au respect du droit de grève », a expliqué Jean-Baptiste Djebbari, le secrétaire d'État chargé des Transports. À chaque amendement de suppression qui s’est présenté, le ministre n’a pas exprimé de choix et s’en est remis à la « sagesse du Sénat », selon la formule consacrée. Le débat était « légitime », selon lui. « L’épisode de ces derniers mois a mis en lumière les limites de notre cadre actuel ». Mais le texte lui est apparu trop « fragile » juridiquement. Le risque de censure par le Conseil constitutionnel est « réel », a-t-il affirmé.
La question mérite d’être approfondie sur le plan juridique, selon Jean-Baptiste Djebbari. Une mission de travail, « pilotée par un éminent juriste », se penchera sur la question « dans les prochaines semaines », a-t-il annoncé. Le débat devra faire l’objet d’une « concertation » avec les acteurs concernés. Mais surtout, après une mobilisation inédite dans le secteur des transports, et alors que le débat sur la réforme des retraites entre dans le dur, le gouvernement n’entend surtout pas brusquer les syndicats. « Le contexte commande, je crois, l’apaisement des relations avec le corps social des entreprises concernées », a estimé Jean-Baptiste Djebbari.
Proposition de loi Retailleau sur le service minimum : le gouvernement demande une mission
C’est aux collectivités territoriales que reviendrait la tâche de déterminer le service minimum
Sur la solidité juridique du texte, la gauche s’est engouffrée dans une brèche en affirmant que les limites au droit de grève ne devaient être justifiées que par des besoins « essentiels » : des questions d’ordre public et de sécurité. Aucune « entorse » au droit constitutionnel, a répliqué la droite, citant les exceptions concernant l’hôpital ou encore l'audiovisuel public. Pascale Gruny a également rappelé le préambule de la Constitution de 1946, qui dispose que « le droit de grève s'exerce dans le cadre des lois qui le réglementent ». « Le législateur est compétent pour définir les limites », a argumenté la sénatrice de l’Aisne.
En séance publique, la proposition de loi n’a que très peu évolué. C’est en commission des Affaires sociales qu’elle avait été remaniée pour être « sécurisée » juridiquement. Initialement, le service minimum devait se traduire par l’obligation d’assurer sur une double plage de deux heures, matin et après-midi, un tiers du trafic. Selon le ministre, un tiers des voyages ont d'ailleurs été exécutés à la RATP, chaque jour durant le conflit social. Cet objectif, précis, aurait pu « constituer une atteinte excessive » au droit de grève, selon la rapporteure Pascale Gruny, car les « réalités ne sont pas les mêmes d’un territoire à un autre ». Sous le contrôle possible d’un juge administratif, ce sera aux autorités organisatrices de transports (régions, agglomérations) de déterminer le niveau du service minimum à garantir aux usagers. Pour Cécile Cukierman (PCF), ce choix est « un cadeau empoisonné » fait aux collectivités locales. La droite a estimé qu'elles étaient justement les plus à même d’y répondre.
Autre garde-fou imaginé par les sénateurs LR : un délai de carence de trois jours, période pendant laquelle les usagers pourraient « s’adapter ». Si le mouvement de grève se prolonge au-delà, les collectivités pourront demander aux entreprises de transport de réquisitionner les personnels pour parvenir à l’offre minimale fixée. Le débat s’est tendu sur la mise en œuvre concrète de cette réquisition. Prérogative de l’État et des préfets, elle incombera aux entreprises de transports. Qui peuvent être publiques ou privées. « Cela vise à privatiser le droit de réquisition, c’est une dérive grave », s’est exclamée la sénatrice socialiste Laurence Rossignol :
« Le droit de réquisition doit demeurer strictement régalien » (Rossignol)
La centriste Michèle Vullien a, elle aussi, considéré qu’il n’était « pas pertinent » de bousculer les rôles. « C’est bien du ressort de l’État de faire respecter les lois. C’est un moyen de garantir un dialogue social serein dans les entreprises de transport, qui serait rompu lorsqu’il s’agira de réquisitionner une partie de leur personnel. » La communiste Cécile Cukierman a redouté des effets pervers à la limite au droit de grève : « Pour empêcher de circuler un train, il y a plein d’autres possibilités plus ou moins légales que de simplement se mettre en grève ou bloquer un dépôt. »
Remboursement automatique des usagers en cas d’annulation
La proposition de loi de Bruno Retailleau ne concernerait pas seulement les moyens terrestres, elle souhaite aussi que le service minimum garanti s’applique aux transports réguliers maritimes, utilisés dans la desserte des îles françaises, mais aussi aux lignes aériennes sous obligation de service public (on en compte douze). Par ailleurs, elle veut aussi imposer aux salariés grévistes d’exercer leur droit pendant toute la durée de leur service, afin d’éviter le phénomène de « microgrèves » pénalisant les services de transport, selon la droite.
En cas d’annulation de voyage, la droite sénatoriale a également pensé au consommateur. Le remboursement d’un titre de transport sous forme d’un avoir ou d’un échange sera interdit si le paiement s’est fait par voie dématérialisée. Raillant les compagnies « incapables d’assurer » un service mais « beaucoup plus expertes dans l’encaissement », le sénateur LR Jean-Raymond Hugonet a brocardé les pratiques actuelles qui s’apparentent à « un vol qualifié ». Le texte entend obliger les compagnies à procéder à un remboursement automatique, et ce, sous sept jours. Très remontée contre un texte mettant en danger le principe du droit de grève, la gauche n’a pas voulu soutenir cette mesure. « On vise à attaquer le droit de grève, on nous montre là une amélioration pour les usagers », s’est indigné le socialiste Olivier Jacquin.
Le vote favorable du Sénat devra, pour que ces principes soient inscrits dans la loi, être confirmé à l’Assemblée nationale. « Le gouvernement, sur la base de ce qu’il est possible de faire en droit, se déterminera et reviendra devant vous », a d’ores et déjà prévenu Jean-Baptiste Djebbari.