« On voyait des publicités un peu partout, des belles voitures, on pensait que c’était la belle vie. » Comme beaucoup de chauffeurs VTC, Nabil Chibane a cru au conte de fées, à une nouvelle vie, faite des avantages offerts par l’indépendance, en travaillant à son compte et à son rythme pour un salaire confortable. Avant de rapidement déchanter face aux difficultés et au manque de protection des travailleurs.
Il y a quatre ans, ce père de famille lillois devient chauffeur Uber. À 50 ans, il pense mettre de l’argent de côté en vue d’acheter une maison pour sa femme et ses enfants. « Les cinq étoiles » attribuées par ses clients après chaque course le font remonter dans l’algorithme. Il devient rapidement « le driver numéro 1 de Lille », lui annonce l’application. « J’étais fier d’être considéré comme l’un des meilleurs chauffeurs », se remémore avec amertume Nabil.
La loi de l’algorithme
Mais le chauffeur va découvrir que ce système de notation peut se montrer perfide. Une course se passe mal. « Deux jeunes faisaient des choses que je ne voulais pas dans la voiture ». En partant, les clients envoient un mail à Uber pour dire leur mécontentement. Nabil se voit définitivement déconnecté, sans véritable explication : « Je n’ai même pas pu m’adresser à quelqu’un d’humain. L’entreprise n’a pas cherché à savoir si c’était vrai ou faux ».
Sur les plateformes, l’algorithme fait la loi. Le dialogue entre la société et les travailleurs est inexistant. Le sénateur communiste Pascal Savoldelli se bat contre ce fonctionnement : « Ce modèle déshumanise complètement la relation de l’activité. »
Désillusions
Du jour au lendemain, Nabil Chibane se retrouve privé de ressources. Il décide alors de rentrer dans la lutte au sein de l’Intersyndicale nationale des VTC. Son cas est révélateur de la situation des travailleurs indépendants, auxquels les plateformes imposent des règles mais qui ne bénéficient pas du statut de salarié, et des protections qui vont avec.
L’indépendant ne fixe rien : ni les prix, ni les horaires, ni les conditions de travail explique Kevin Mention
Pas de protection sociale, ni de congés et encore moins de chômage. « Les plateformes contrôlent et sanctionnent les travailleurs comme des employés. Donc on est plus dans l’indépendance », estime l’avocat Kevin Mention, qui défend des travailleurs des plateformes. « L’indépendant ne fixe rien : ni les prix, ni les horaires, ni les conditions de travail. Il s’agit donc de salariat déguisé ». La société Uber s’en défend, et affirme se considérer comme une « une entreprise d’intermédiation ». « Si ces puissantes plateformes estiment qu’elles ne subordonnent pas leurs travailleurs, et qu’ils sont effectivement indépendants, qu’elles en fassent la démonstration ! », s’agace Olivier Jacquin, sénateur (PS) de Meurthe-et-Moselle.
Car si les travailleurs dépendent de l’application, ils supportent seuls les charges liées à leur activité. Depuis son exclusion d’Uber, Nabil Chibane est désormais chauffeur pour le concurrent « Heetch ». Il travaille 10 à 12 heures par jour et voit l’entretien du véhicule et les pleins d’essence faire fondre ses revenus.
Instaurer les conditions d’un dialogue social
Face à l’absence de dialogue entre travailleurs et entreprises, le gouvernement a promulgué en avril 2021 une ordonnance instaurant les conditions d’un dialogue social entre les travailleurs indépendants et les plateformes. Des élections professionnelles devraient être organisées pour élire les représentants des livreurs et chauffeurs VTC début 2022 : les prémisses d’un dialogue social nécessaire, et peut-être le rééquilibrage du rapport de force entre les travailleurs et les plateformes toutes puissantes. D’ici là, les sénateurs remettront leur rapport le 30 septembre 2021. En mai dernier, le Sénat avait écarté la proposition d’Olivier Jacquin qui proposait d’empêcher le dévoiement du statut d’indépendant.
Revoir le reportage de Fabien Recker