La commission d’enquête sénatoriale « sur l’influence croissante des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques » arrive dans le cœur de ses questions, elle qui voulait une attention spécifique sur la période de la crise sanitaire. Elle a auditionné ce 15 décembre les directions de Santé publique France, l’établissement public en première ligne dans l’épidémie, ainsi que l’Agence régionale de santé (ARS) d’Île-de-France.
Qu’il s’agisse de Geneviève Chêne, directrice générale de Santé publique France, ou d’Amélie Verdier, directrice de l’ARS Ile-de-France, le message était le même : la pandémie de covid-19 a bousculé le volume des missions de leurs agences. « Face à une crise d’une ampleur et d’une durée sans précédent, le niveau de mobilisation de prestations de consultants reflète l’ampleur exceptionnelle et la complexité de la gestion de crise », a expliqué Geneviève Chêne.
Ce recours à une expertise externe privée s’est reflété dans les tableaux comptables des deux agences. Pour Santé publique France, le total de ces prestations s’est élevé à 2,8 millions d’euros en 2020, et environ 5 millions pour l’année en cours, selon la directrice générale. Avant la crise, ces dépenses représentaient 635 000 euros en 2019, et 720 000 euros en 2018. Les chiffres sont à comparer avec le budget général de l’établissement : environ 5 milliards d’euros actuellement, contre 200 millions d’euros chaque année, avant le covid-19. Les prestations interviennent dans la grande majorité des cas dans les domaines de la logistique pharmaceutique ou l’informatique. Santé publique France est notamment chargée de l’organisation de la campagne vaccinale mais aussi de la surveillance de l’épidémie, avec un volume important de données à traiter.
Quant à l’ARS Ile-de-France, les achats de conseils extérieurs s’élevaient en moyenne à 250 000 euros (sur un budget annuel total de 105 millions), pour des besoins qualifiés de « ponctuels » dans des champs « assez classiques », Amélie Verdier, du conseil juridique, de l’audit, ou plus souvent dans le domaine informatique ou les ressources humaines. La principale dépense relative à un cabinet extérieur durant la crise s’est produite lorsque l’ARS a choisi de développer un outil pouvant prédire, grâce aux données, les besoins en lits en soins critiques (système STEP). L’appel à cette expertise externe a coûté 1,2 million d’euros.
« Ce sont toujours les équipes de Santé publique France qui sont responsables, qui prennent les décisions »
Dans les deux cas, les deux hauts fonctionnaires ont affirmé ces cabinets avaient épaulé leurs agences dans des tâches opérationnelles, sans avoir pesé sur la prise de décision. C’est là l’une des questions au cœur de la commission d’enquête, obtenue par le groupe communiste du Sénat. « Il ne s’agit pas de prestations ou d’interventions sur des orientations stratégiques ou de conception de politiques publiques. Ce sont toujours les équipes de Santé publique France qui en sont responsables, qui prennent les décisions », a assuré Geneviève Chêne. « Sur la définition stratégique de nos orientations, à aucun moment nous n’avons considéré, ni nécessaire ni opportun, d’avoir recours des prestataires externes », a ajouté Amélie Verdier.
Lors des questions, les sénateurs ont notamment cherché à savoir quelle était la plus-value du recours à ces expertises de cabinets de conseil. Rapporteure de la commission d’enquête, la communiste Eliane Assassi s’est notamment étonnée du recours à partir de décembre 2020 à un agent de liaison du cabinet McKinsey, placé auprès de Santé publique France, pour la coordination sur le volet logistique de la campagne vaccinale (approvisionnement et distribution). « Vous n’aviez pas les compétences en interne pour une mission comme celle-ci, quand même facturée 170 000 euros », a questionnée la sénatrice de Seine-Saint-Denis.
Si Geneviève Chêne a indiqué que Santé publique France avait bien été en lien avec McKinsey « dans le cadre des travaux de la task-force » sur la vaccination, elle a affirmé que ce consultant dépendait du ministère de la Santé. « Ce n’est pas un de nos prestataires ». Ce qui n’a pas empêché d’autres sénateurs de revenir sur le sujet, comme le socialiste Patrice Joly. « Quelle est votre appréciation de la qualité des prestations ? » « Nous n’avons pas McKinsey comme prestataire, donc je ne peux pas en apprécier les prestations », s’est défendue la directrice générale, qui se contente de préciser qu’elle n’a « pas eu de remontées de difficultés ». Dans la salle d’audition, les membres de la commission d’enquête font part de leur étonnement, Patrice Joly a insisté. « Ce n’est pas mon périmètre […] C’est une question qu’il faut payer au donneur d’ordre », a répondu Geneviève Chêne, en référence au ministère de la Santé. « Nous n’y manquerons pas », a promis le président de la commission, Arnaud Bazin (LR).
La directrice de l’ARS Ile-de-France insiste sur le « contexte de crise »
A plusieurs reprises, les membres de la commission demandent si le recours à du conseil extérieur était ou non justifié. « Je n’ai toujours pas compris, je n’ai pas eu de réponse : était-ce pour compenser un manque de moyens ou est-ce des choix », est intervenue la sénatrice Valérie Boyer (LR), qui a écrit à l’Elysée sur ce sujet en février. « L’analyse des résultats de ces cabinets de conseil, eut égard au coût qu’ils représentent, n’est pas faite, ou n’est pas portée à notre connaissance. »
Selon la directrice de l’ARS Ile-de-France, cette démarche « existe bien ». « Cette gestion de crise était d’abord guidée par l’absolue recherche d’efficacité », a assuré Amélie Verdier. Cette ancienne inspectrice générale des Finances a également souligné l’importance d’un regard extérieur. « Il peut être utile d’avoir un éclairage par un tiers et d’autres analyses que sa propre structure. » Geneviève Chêne a elle aussi expliqué qu’un « établissement public ne pouvait être dimensionné en permanence pour faire face à une crise, absolument exceptionnelle, et dont la récurrence n’est pas connue. »
L’audition, courte, n’aura pas épuisé toutes les interrogations des sénateurs. Arnaud Bazin, sur les questions de logistique qui se sont posées à Santé publique France. « Je voudrais, dans les contributions écrites, qu’on puisse bien percevoir concrètement en quoi le niveau de complexité était tel qu’on a eu besoin d’avoir recours à des expertises spécialisées, extérieures. »
La rapporteure Eliane Assassi a rappelé, en guise de conclusion, que l’objet de la commission d’enquête n’était pas de remettre en cause l’appel à des cabinets de conseil privés, mais bien d’en apprécier la pertinence, ainsi que tous les tenants et aboutissants. « Le problème, c’est ce que nous avons beaucoup travaillé depuis le début de cette commission d’enquête et que nous constatons qu’il y a ingérence des cabinets de conseil privés dans les politiques publiques, et c’est ça qui nous amène à nous interroger. Il y a des sommes relativement considérables qui sont dépensées, c’est de l’argent public. On est en droit de s’interroger sur ces deux aspects. »