Emmanuel Macron et Marine Le Pen chassent-ils désormais les mêmes électeurs ? À observer la stratégie du Rassemblement national (RN) pour les élections régionales de juin prochain, il apparaît que l’ancien parti de Jean-Marie Le Pen tente de convaincre des électeurs de droite plus « classique ». En témoigne la dernière investiture du parti pour les régionales en Occitanie : ce sera l’ancien député Les Républicains (LR) Jean-Paul Garraud, devenu eurodéputé RN en 2019, qui conduira la liste, a annoncé le parti mardi.
Une volonté de « recentrage »
Ancien magistrat, Jean-Paul Garraud est l’auteur principal de la contre-proposition du RN sur le séparatisme. Il a été aussi rapporteur de la loi de 2010 qui interdit la dissimulation du visage dans l’espace public, comme avec le voile intégral. Cette candidature permet notamment de rallier le maire de Béziers Robert Ménard, fervent partisan de « l’union des droites », qui avait songé à se présenter avec la maire LR de Montauban Brigitte Barèges, récemment condamnée à cinq ans d’inéligibilité. En interne, Jean-Paul Garraud a d’ailleurs été préféré au maire de Beaucaire (Gard), Julien Sanchez, porte-parole du RN et plus proche d’une ligne identitaire que Marine Le Pen s’applique à gommer depuis l’été 2020. En juillet, la patronne du RN a procédé à un large remaniement de la commission nationale d’investiture, comme le dévoilait le Figaro. L’eurodéputé Nicolas Bay, l’avocat et député européen Gilbert Collard et d’autres figures moins connues en avaient notamment fait les frais.
L’heure est au « recentrage » pour l’ancien parti du « Menhir ». Jean-Paul Garraud en convient lui-même au Monde : il se veut « un candidat d’ouverture ». « On veut faire comprendre qu’on ne peut plus être aveuglé par un cordon sanitaire qui fait peur, alors qu’une majorité de gens partage ce qu’on dit. Si les gens se libèrent, je suis persuadé qu’on peut gagner des régions, voire le pays ! », veut-il croire.
Dans son sillage, le RN avait déjà annoncé l’investiture dans le Grand Est de l’ancien militant de Debout la France, Laurent Jacobelli, devenu porte-parole du parti. En région PACA, bastion du RN, c’est l’ancien ministre sarkozyste Thierry Mariani, élu eurodéputé RN, qui est pressenti pour affronter son ami depuis « trente ans », le président LR sortant Renaud Muselier. Ni Mariani, Ni Garraud ne sont membres du RN… tout comme Hervé Juvin, désigné tête de liste dans les Pays de la Loire. Essayiste et homme d’affaires, âgé de 64 ans, il a créé en fin d’année dernière le Parti Localiste, pour mettre l’accent sur l’écologie, l’identité, ou les territoires. Dans les Hauts-de-France, où Marine Le Pen avait obtenu 40,64 % au premier tour en 2015, c’est Sébastien Chenu, 47 ans, porte-parole du RN et lui aussi transfuge de la droite qui mènera la liste.
Parler à l’électorat de droite, le parti l’assume. « Oui il y a une volonté d’ouverture, c’est assez légitime d’aller chercher un électorat de droite », estime auprès de Public Sénat Bruno Gollnisch, membre du bureau national du RN. « Garraud, Mariani, ce sont des ralliements très intéressants », observe-t-il. Et de poursuivre : « L’électorat de la droite classique a toujours été composite. Il y a parmi ces électeurs, des gens beaucoup plus proches de nos convictions, que celles de Xavier Bertrand, ou ayant compris que Sarkozy n’avait tenu aucune de ses promesses. Je pense qu’il y a une large partie de cet électorat qui pourrait nous être acquise. »
Quand ce ne sont pas des transfuges de la droite, le RN envoie sa jeune garde, faute de cadres. En Bourgogne Franche-Comté, ce sera le conseiller régional Julien Odoul, 35 ans. En Nouvelle-Aquitaine, Edwige Diaz, 33 ans, dirigera la liste du RN. En Centre-Val de Loire, le RN présente un Aleksandar Nikolic, 34 ans, ancien militant du Parti communiste.
Seuls véritables cadres, le numéro deux du parti, Jordan Bardella, pourrait lui s’investir en Ile-de-France, quand Gilles Pennelle tentera de s’emparer de la Bretagne, longtemps aux mains de Jean-Yves Le Drian. Des cas restent à trancher : l’Ile-de-France et PACA donc, mais aussi la Normandie, où Nicolas Bay est pressenti, et l’Auvergne-Rhône-Alpes où il faut départager Alexis Jolly, militant RN de longue date, et Andrea Kotarac, transfuge de la France Insoumise.
« S’ils veulent progresser, ils doivent chasser sur les terres des Républicains »
L’ouverture, Fabien Engelmann, maire RN de Hayange (Moselle) depuis 2014, s’en réjouit. « Je crois que c’est une réalité d’union, on essaye de présenter des candidats d’ouverture. Jacobelli est un atout pour la grande région. Il vient de Debout La France, il a ce côté rassurant. Si on veut gagner, on est obligés de s’ouvrir ! Si on reste comme par le passé - du temps de Jean-Marie Le Pen - et qu’on stagne, on ne gagnera pas », prédit-il. Lui-même fut l’un des premiers transfuges du FN, version Marine Le Pen : ex-cégétiste, il rappelle régulièrement avoir été élevé aux discours d’Arlette Laguiller avant d’être élu sous la bannière frontiste. Aux dernières municipales, il a été réélu avec plus de 63 % des voix. « On a réussi à gérer des villes. Là, c’est l’occasion de donner la chance au RN de bien gérer une région », appuie-t-il les yeux rivés sur la présidentielle.
Mais peu de régions semblent réellement prenables. « Il y a des chances sur le plan politique plus fortes dans les Hauts-de-France, en PACA », remarque prudemment Bruno Gollnisch. Proche d’Emmanuel Macron et président du groupe RDPI (LREM) au Sénat, François Patriat fait le même constat. « Il y a un risque FN dans au moins 5 régions françaises, dont le Nord, en PACA et en Normandie. Chez moi, en Bourgogne, ils seront peut-être à 30 % », échafaude le sénateur de la Côte-d’Or. « S’ils veulent progresser, ils doivent chasser sur les terres des Républicains », convient l’ancien socialiste. Comme Emmanuel Macron ? Il récuse l’hypothèse. « Emmanuel Macron ne chasse pas sur les terres du Front National. Il cherche à agrandir son arc au centre droit et avec une certaine droite. Ce n’est pas parce que Darmanin se saisit de certaines questions qu’il parle aux électeurs du RN », rétorque-t-il en allusion au débat Le Pen Darmanin sur France 2, au cours duquel le ministre de l’Intérieur a jugé trop « molle » la candidate à la présidentielle. « Ce débat avec Darmanin je l’ai trouvé très bon pour notre parti, surtout quand il a dit ‘vous êtes molle’ », se satisfait Engelmann, reconnaissant qu’il y a « une certaine normalisation », même s’il a toujours trouvé Marine Le Pen « apaisée ».
« Madame Le Pen a essayé de s’embourgeoiser et de s’adoucir à la télé devant Darmanin. Mais le lendemain, dans mon département, il y a eu des jeunes nervis du FN qui sont venus tracter contre l’immigration ! », s’emporte François Patriat. « Elle veut paraître plus acceptable mais sur le terrain, on a le sentiment de retrouver les vieilles lunes du père Le Pen », témoigne Patrick Kanner, président des sénateurs socialistes et candidat aux régionales dans les Hauts-de-France. « Quand je vois le début de campagne de Sébastien Chenu, on est sur de l’outrance absolue. Quand il traite Xavier Bertrand d’imam sur Twitter : c’est le raccourci du raccourci. Ce sont des invectives d’extrême droite classique. Ça me fait penser à des images des années 30 », renchérit-il. Mais pour l’ancien ministre de François Hollande il est certain que l’électorat de droite est « pris en tenaille ». « On le sent bien. Macron va chercher la tendance libérale, Le Pen la tendance dure. Aujourd’hui, on est devant un conglomérat qui échappe à LR… »