Pris entre l’annonce d’un nouveau confinement et les attaques qui ont endeuillé le pays ce matin, l’agenda du projet de loi de programmation de la recherche a été quelque peu chamboulé. Examiné mercredi jusque tard dans la nuit, et ce matin, le texte a largement été amendé par les sénateurs qui reprendront les débats vendredi.
Pour mémoire, ce projet de programmation pour les années 2021 à 2030 entend donner une impulsion forte à un domaine en crise depuis des années. Début octobre, au Sénat, la ministre de l’Enseignement supérieur reconnaissait des failles criantes : « Tous les voyants sont au rouge et conduisent à un même constat, la recherche française décroche », déclarait-elle ici.
L’objectif de son projet de loi est notamment de permettre à la seule recherche publique d'atteindre 1% du PIB en 2030, niveau sur lequel la France s'était engagée il y a 20 ans. « 25 milliards d'euros supplémentaires seront investis dans la recherche entre 2021 et 2030 », assure la ministre, Frédérique Vidal.
Un texte vilipendé par une grande partie de la communauté scientifique. En cause : « un budget insincère » et des mesures tendant à « accélérer la précarisation des jeunes chercheurs ». Une pétition a réuni plus de 20 000 signatures pour que le Sénat et le Conseil constitutionnel suspendent le processus législatif « jusqu’à la production d’un nouveau texte répondant aux attentes de notre société ». Au Sénat, ces critiques ont trouvé un écho, du moins en partie.
« Une loi de programmation de cette durée, c’est en réalité plus sable que du marbre »
Le financement du projet de loi de programmation a, de tous bords, été vilipendé par les sénateurs. « Son budget ne tient pas compte de l’inflation » a soulevé Jean-François Rapin (LR), le rapporteur pour avis de la commission des finances. « Vous soutenez que la trajectoire va augmenter le budget de la recherche de 5 milliards d’euros à l’horizon 2030, mais en euros constants, c’est-à-dire une fois neutralisés les effets de l’inflation, cette hausse ne représente qu’1 milliard d’euros, soit cinq fois moins que ce que le gouvernement annonce. Je tiens donc à lever toutes les ambiguïtés, en cumulé sur la période 2021-2030, la recherche publique ne bénéficiera pas de 25 milliards d’euros mais de 7,2 milliards d’euros supplémentaires, c’est-à-dire un quart de l’effort annoncé », a développé le sénateur du Pas-de-Calais.
« Une loi de programmation de cette durée, c’est en réalité plus sable que du marbre », a lancé la rapporteure du texte, Laure Darcos (LR), pour qui une telle durée « démontre moins un engagement au long cours qu’une volonté de décaler les échéances budgétaires. Sur la période de dix ans que vous proposez, l’effort est en réalité bien plus limité que celui affiché si on tient compte de l’inflation ».
Pour corriger le tir, le Sénat a adopté un amendement visant à ramener la durée de cette loi de programmation de 10 à 7 ans et de concentrer l’effort budgétaire sur les deux prochaines années. Cette dernière mesure répond aux critiques reprochant au gouvernement de vouloir faire peser l'essentiel de l'effort durant les quinquennats suivants, quand il ne sera plus là pour garantir les investissements.
Une modification des libertés académiques déjà critiquée
Dans un contexte politique marqué par l’assassinat du professeur Samuel Paty à Conflans-Sainte-Honorine, les sénateurs ont voté deux amendements censés consolider la liberté académique des universitaires. La rapporteure, Laure Darcos (LR) a souhaité préciser, dans le code de l’éducation, que les « libertés académiques s’exercent dans le respect des valeurs de la République ». Elle entend par cet ajout « inscrire dans la loi que ces valeurs, au premier rang desquelles la laïcité, constituent le socle sur lequel reposent les libertés académiques et le cadre dans lequel elles s’expriment ». Sceptique, le sénateur communiste, Pierre Ouzoulias, a souligné que cet amendement ne définissait pas lesdites libertés académiques.
Un autre amendement voté en séance prévoit que « toute intrusion dans un établissement d’enseignement supérieur ayant pour but d’entraver la tenue d’un débat organisé dans ses locaux constitue une infraction punie d'un an d'emprisonnement et de 7 500 € d'amende ».
Mais déjà les critiques fusent dans la communauté de l’enseignement supérieur et de la recherche (ESR). Dans un texte publié ce jeudi, la rédaction d’Academia fustige ces amendements. « Jusqu’à présent, les libertés académiques n’étaient pas limitées sur le plan politique. Plus précisément, elles restaient indifférentes aux valeurs politiques, y compris les plus belles, parce qu’elles ne se situaient pas sur ce plan (…) Voilà que depuis hier soir, ce n’est plus le cas : avec l’amendement de Madame Darcos, les libertés académiques sont soumises « de l’extérieur » par des limites qui sont politiques, et qui plus formulées de manière aussi vague et malléable que peuvent l’être les « valeurs de la République ».
Le Sénat sécurise le volet « attractivité » du projet de loi
Budget de l'enseignement supérieur 2021 : l'audition de Frédérique Vidal - Les matins du Sénat (26/10/2020)
C’est un autre gros point de tension cette loi, les nouveaux statuts prévus sont considérés par certains comme un « un nouvel outil de précarisation ». Le projet de loi prévoit des nouveaux « parcours de titularisation » à l'américaine (tenure tracks) pour accéder à une titularisation au bout de six ans maximums, des chaires de professeur junior, des contrats doctoraux de droit privé, ainsi que des CDI de mission scientifique, censés remplacer les CDD à répétition, mais prenant fin avec le projet de recherche associé.
Sur les CDI de mission scientifique, Frédérique Vidal, la ministre de l’Enseignement supérieur, s’est justifiée : « Ce que nous proposons, c’est que lorsqu’il y a un contrat de recherche financé pour 12 ans, les ingénieurs, les techniciens puissent être recrutés pour douze ans (…) C’est quelque chose qui sécurise et qui déprécarise les personnels qui actuellement voient leur CDD s’arrêter sans que rien ne leur soit proposé parce que les établissements ne veulent pas remplacer les emplois de titulaires par des CDI » (voir la vidéo ci-dessous).
« Ce qu’on est en train de constituer, c’est une sorte de sous-prolétariat de la recherche », a pesté Pierre Ouzoulias (PCF). Dans leur ensemble, les sénateurs ont cherché à sécuriser les contrats précités, Laure Darcos (LR) en termes de droit social mais également pour garantir l’intégrité scientifique des universitaires.
Un sous-amendement déposé par le sénateur LR Stéphane Piednoir a provoqué la colère de son collègue communiste, Pierre Ouzoulias. Cet article autorise à "déroger pour un ou plusieurs postes à la nécessité d’une qualification des candidats" de la part du Conseil National des Universités (CNU). « Si vous enlevez cette gestion nationale des corps au CNU, vous faites tomber la totalité du système de l’enseignement supérieur (…) Si vous videz de sa substance le CNU vous n’avez plus de service national de l’enseignement supérieur. Vous êtes en train d’organiser un système à deux vitesses avec des universités de relégation », a alerté Pierre Ouzoulias (voir la vidéo en Une).
Les débats se poursuivront ce vendredi à 9 heures 30.