Edouard Balladur, 90 ans, devrait savoir dans quelques mois s'il est renvoyé ou non devant la Cour de justice de la République (CJR) dans l'enquête sur des soupçons de financement occulte de sa campagne présidentielle de 1995, le volet gouvernemental de la tentaculaire affaire Karachi.
La commission d'instruction vient de clore ses investigations, après cinq ans d'une enquête dont peu d'éléments ont filtré.
Le 7 mai, elle a transmis son dossier au procureur général François Molins - qui remplit les fonctions de ministère public auprès de la CJR - pour qu'il prenne ses réquisitions d'ici trois mois sur un éventuel procès pour Edouard Balladur et son ex-ministre de la Défense François Léotard, a appris lundi l'AFP auprès du parquet général de la Cour de cassation.
D'ici là, la défense peut formuler des observations ou demander des actes complémentaires.
Les anciens commis de l'Etat ont été mis en examen en 2017 pour "complicité d'abus de bien sociaux", des accusations qu'ils ont âprement contestés lors de leurs interrogatoires dont a eu récemment connaissance l'AFP.
"Je n'étais informé de rien sur l'existence de commissions, de rétro-commissions, (...) de réseaux officieux et d'autres officiels", a notamment martelé M. Balladur, également soupçonné de recel.
L'affaire de Karachi doit son nom à l'attentat du 8 mai 2002 qui avait fait quinze morts, dont onze employés français de la Direction des chantiers navals (ex-DCN), et blessé douze autres dans la ville pakistanaise. Tous travaillaient à la construction d'un des trois sous-marins Agosta vendus à ce pays, sous le gouvernement Balladur (1993-1995).
L'enquête antiterroriste toujours en cours, qui privilégiait initialement la piste d'Al-Qaïda, explore depuis 2009 la thèse - non confirmée - de représailles à la décision de Jacques Chirac, tombeur d'Edouard Balladur à la présidentielle, d'arrêter le versement de commissions.
- Loin des "détails" -
En creusant cette hypothèse, les magistrats ont acquis la conviction que les comptes de campagne de M. Balladur avaient été en partie financés - à hauteur de 13 millions de francs (près de 2 millions d'euros) - par des rétrocommissions - illégales - sur ces contrats de sous-marins au Pakistan et de frégates à l'Arabie Saoudite (Sawari II).
Pour examiner ce volet, une deuxième procédure avait été confiée en 2011 à des magistrats financiers, qui a abouti au renvoi devant le tribunal correctionnel de six protagonistes, dont Thierry Gaubert (ex-membre du cabinet de Nicolas Sarkozy alors ministre du Budget), Nicolas Bazire, directeur de la campagne balladurienne, et l'intermédiaire Ziad Takieddine.
Leur procès doit se tenir en octobre à Paris.
Les cas d'Edouard Balladur et de François Léotard, 77 ans aujourd'hui, avaient été disjoints en 2014 pour être confiés à la CJR, seule instance habilitée à juger des membres du gouvernement pour des faits commis dans l'exercice de leurs fonctions. Contestée, son existence-même est en sursis.
D'après l'enquête, un trio d'intermédiaires (Ali Ben Moussalem, Abdul Rahman Al Assir, Ziad Takieddine) surnommé "réseau K" aurait été imposé tardivement dans ces contrats, afin d'enrichir ses membres et de financer la campagne balladurienne.
Entendu à cinq reprises, plus de 20 ans après, Edouard Balladur a parfois semblé se défausser sur ses collaborateurs. "Je demandais que la loi soit respectée" mais "je n'avais pas les moyens de tout contrôler", a-t-il plaidé.
En tant que Premier ministre, "les détails", ce n'était pas son "affaire".
Les soupçons se sont notamment focalisés sur les 10 millions de francs arrivés sur son compte de campagne après sa défaite au premier tour. "Je ne me suis pas préoccupé des problèmes de comptabilité", a évacué M. Balladur, rappelant que son budget a été validé.
La concomitance entre ces dépôts et des voyages de M. Takieddine à Genève avaient intrigué les enquêteurs. Après des tergiversations, l'intermédiaire avait au final reconnu avoir remis au printemps 1995 des espèces à M. Gaubert, sur demande de M. Bazire, ce que ces deux derniers nient.
François Léotard a, pour sa part, défendu l'"intervention décisive" des intermédiaires pour boucler les contrats, mais a dit tout ignorer d'un possible financement occulte.
Au lendemain du 17e anniversaire de l'attentat, les familles de victimes "espèrent" ce procès devant la CJR, même si "elles estiment que cette juridiction a toujours préservé les ministres en prononçant des sanctions symboliques", a commenté l'un de leurs avocats Me Olivier Morice, dont la plainte avait déclenché l'ouverture de l'enquête financière.