Partir ou se maintenir ? Une équation difficile à résoudre pour les entreprises françaises en Russie

Partir ou se maintenir ? Une équation difficile à résoudre pour les entreprises françaises en Russie

Après le discours du président ukrainien au Parlement français, la position des entreprises restées en Russie est devenue plus inconfortable que jamais, en termes d’images. Entre les impératifs moraux et la crainte d’un coup d’épée dans l’eau, la question est plus compliquée qu’il n’y paraît.
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La pression diplomatique se fait chaque jour de plus en plus forte à l’égard des entreprises françaises qui ont fait le choix de poursuivre leurs activités en Russie. Dans son message adressé le 23 mars devant les parlementaires français, le président ukrainien a appelé les entreprises françaises à sortir du marché russe. Non sans les montrer du doigt. Volodymyr Zelensky a cité les exemples de « Renault, Auchan ou Leroy Merlin ». « Ils doivent arrêter de sponsoriser la machine de guerre russe, de financer le meurtre de femmes et d’enfants, les viols. Les valeurs sont plus précieuses que les bénéfices », a enjoint le chef de l’État ukrainien, en fin de discours.

L’étau s’est resserré quelques heures après pour Renault. Dmytro Kouleba, le ministre ukrainien des affaires étrangères, a encouragé « les clients et les entreprises à travers le monde à boycotter le groupe Renault ». Dans la soirée, le conseil d’administration du constructeur automobile s’est finalement résolu à suspendre ses activités en Russie, son deuxième marché dans le monde, après la France. Outre l’interruption de la production dans son usine à Moscou, la marque au losange étudie parallèlement « les options possibles concernant sa participation dans AvtoVAZ ». Renault détient les deux tiers du capital du premier constructeur russe, qui produit les Lada.

Plus tôt cette semaine, TotalEnergies a également dû se résoudre à faire marche arrière, face à la pression. Alors que le groupe s’était jusque-là simplement engagé à cesser ses investissements dans de nouveaux projets en Russie, il a annoncé mardi cesser ses achats de pétrole avant la fin de l’année, sans toutefois renoncer au gaz. Gaz qui, de toute manière, continue d’être commandé par les Européens.

Auchan emploie 30 000 personnes en Russie

Pour certaines marques prisées de la classe aisée russe, la décision n’a pas tardé. Début mars, certains fleurons français ont simplement fermé boutique dans le secteur du luxe (Hermès, Chanel ou LVMH). Mais pour les groupes tricolores toujours présents en Russie, chaque jour qui passe pourrait écorner leur image et fragiliser leur réputation, y compris dans d’autres pays où ils sont présents. Leroy Merlin voit par exemple les messages hostiles se multiplier sur les réseaux sociaux.

La question du retrait est pourtant plus complexe qu’elle n’y paraît. Et la situation varie en fonction des secteurs d’activité. « Que TotalEnergies quitte la Russie, c’est un problème pour TotalEnergies, pas pour la Russie. Qu’Auchan et les grandes entreprises agroalimentaires françaises s’en aillent, c’est un problème pour la Russie », résume Julien Vercueil, professeur d’économie à l’Inalco, l’Institut national des langues et civilisations orientales. « Elles ont apporté quelque chose qui sera difficile à maintenir quand elles seront parties. »

Des enjeux sociaux se posent également pour les entreprises françaises qui ont misé sur un recrutement local : Danone, Bonduelle, Auchan, Leroy Merlin ou encore Accor, dans l’hôtellerie. « Quitter la Russie, ça signifie mettre au chômage ces personnes, suspendre leur rémunération. Et il y a fort à parier que la majorité des salariés sont les premiers surpris par l’invasion de l’Ukraine. Cette crise sociale pourrait avoir pour effet de souder la population russe auprès de son chef, c’est l’effet inverse de ce qu’on souhaite obtenir », observe Julien Vercueil.

Avec plus de 500 filiales françaises implantées dans le pays (dont 35 entreprises membres du CAC 40), la France est le premier employeur étranger en Russie, selon la Direction générale du Trésor. 160 000 personnes sont employées par ces entreprises. Un groupe comme Auchan compte 30 000 collaborateurs en Russie. Julien Vercueil estime donc que le discours sur le retrait du marché russe pourrait être « contreproductif ». « Il sera extrêmement facile, compte tenu de la propagande russe, que l’argument se retourne contre les Occidentaux. » Quant à l’argument financier, l’enseignant à l’Inalco rappelle qu’une baisse des ventes et des bénéfices est « à prévoir » en Russie, ce qui réduira les contributions fiscales de ces entreprises.

Les arguments sont parfois aussi alimentaires. Ainsi, Bonduelle a expliqué, dans un communiqué du 17 mars qu’il était de leur « responsabilité d’assurer l’accès des populations à des denrées alimentaires essentielles et de tout mettre en œuvre pour ne pas contribuer à des pénuries alimentaires ».

La menace de nationalisation et de poursuite des activités sous pavillon russe

Autre menace qui pèse sur les entreprises françaises : la perspective d’une nationalisation. « Le président russe a menacé de façon assez explicite les entreprises qui quittent le territoire », rappelle Julien Vercueil. Début mars, le Kremlin a présenté un projet de loi visant à mettre sous tutelle les entreprises détenues à plus de 25 % par des étrangers issus de « nations hostiles ». Il devrait être adopté sans difficulté par le Parlement. Dès le 10 mars, la Russie a dressé une liste d’entreprises occidentales – comprenant Shell, Volkswagen ou encore Ikea – susceptibles d’être nationalisées.

Invité des chaînes parlementaires ce 21 mars, le président du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux avait considéré que les décisions pesant sur les entreprises présentes en Russie étaient « compliquées ». « Partir, ça veut dire quoi concrètement ? Des magasins ou des banques vont être nationalisés par le gouvernement russe et continuer sous direction russe », a averti le représentant patronal. Une argumentation mise en avant par le directeur général d’Adeo, la maison mère de Leroy Merlin, qui s’en est expliqué dans la Voix du Nord. Philippe Zimmermann affirme qu’une fermeture ouvrirait la voie à une « expropriation qui renforcerait les moyens financiers de la Russie ». « Cela peut être une espèce de cadeau d’actifs que l’on fait à la Russie », ajoute-t-il.

Le professeur Julien Vercueil rappelle que des exemples d’expropriations déguisées se sont déjà produits dans le passé, notamment dans le secteur des hydrocarbures en 2006. « Des entreprises étaient accusées d’avoir enfreint les accords de partage de production, et des amendes extrêmement lourdes pesaient sur elle, du fait de la menace judiciaire mise en place. On peut très bien imaginer que quelque chose du même ordre survienne en Russie et que ces entreprises finissent dans la poche d’un oligarque ».

Emmanuel Macron veut que les entreprises soient « libres » de décider

Autre donnée importante à rappeler : le gouvernement n’a pas exigé d’obligation de quitter le territoire russe. « J’ai demandé explicitement à ce que toutes les entreprises françaises qui opèrent dans des secteurs sous sanction, avec des partenaires sous sanction, que ce soit des actionnaires ou des partenaires industriels, respectent ce que la France décide et actent. Et c’est ce qui est fait aujourd’hui par tous les acteurs français », a répondu Emmanuel Macron ce 24 mars à Bruxelles, lors d’un point presse organisé après un sommet de l’Otan.

Pour le reste, « ma position est de laisser libres les entreprises de décider pour elles-mêmes », a-t-il ajouté. Attaché à l’efficacité des sanctions, le président de la République a par ailleurs expliqué : « Qu’une entreprise décide de tout arrêter en Russie, elle laisse des salariés, elle laisse une emprise qui de toute façon continue à tourner. Est-ce qu’on fait plus souffrir la Russie et ses dirigeants ? Je ne suis pas sûr. Parce que ça veut dire que ce sont des capitaux russes qui récupèrent cette profitabilité. »

Signe du « dilemme » qui se présente aux entreprises, entre l’impératif moral et le principe de réalité, les dirigeants politiques sont divisés en France sur cette question. Le président du groupe LREM à l’Assemblée nationale, Christophe Castaner, a estimé que les entreprises « qui ne sont pas stratégiques devraient partir ». « Retirer les entreprises françaises de Russie c’est se tirer une balle dans le pied », a considéré Jordan Bardella, le président du Rassemblement national par intérim.

À l’inverse, l’écologiste Yannick Jadot a accusé TotalEnergies d’être « complice de crimes de guerre ». « Il faut absolument que toutes les entreprises françaises s’engagent, c‘est une façon d’arrêter Vladimir Poutine », a également appelé la socialiste Anne Hidalgo. Interrogé ce 24 mars au lendemain du discours du président ukrainien, le président LR du Sénat Gérard Larcher a résumé sa pensée : « Je n’appelle au boycott de personne, j’appelle simplement à ce que chacun fasse se trace cette ligne essentielle et éthique : faire pression sur la Russie et ne pas en quelque sorte contribuer à cet effort de guerre des Russes ».

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