Mardi 4 août, 20 heures. Le maire de Saint-Philippe-d’Aiguille (Gironde) reçoit l’appel d’un de ses administrés lui signalant une partie de boules très animée. « Je me dis qu’on est au mois d’août, ce n’est pas bien grave s’il y a un peu de bruit », raconte Philippe Becheau.
Nouvel appel à 22 heures 30, l’élu décide de se rendre sur place. Il fait vite la rencontre d’une quinzaine d’individus, fortement alcoolisés : « De parfaits inconnus, assure le maire. Ils ne sont pas du village, ça, c’est sûr. Il y avait des jeunes adolescents, mais aussi des gens de 45-50 ans. »
« Hey ! Regarde moi dans les yeux ! »
Et, dès le début, lui vient un mauvais pressentiment : « Je savais que ça allait mal tourner. » Philippe Becheau se présente comme le maire et engage une discussion avec « le responsable du groupe, du moins celui qui m’est apparu comme tel ». Dans le fond, l’un d’eux coupe la musique. « J’ai eu comme l’impression que j’étais attendu, que l’autorité – le maire, la gendarmerie – était attendue. »
Sa tentative de négociation tourne court quand son interlocuteur perd le contrôle de la dizaine de personnes qui l’accompagne. Philippe Becheau comprend alors qu’il ne doit pas traîner. Il tourne les talons, essaie de partir quand un membre du groupe l’apostrophe : « Hey ! Regarde-moi dans les yeux. » Le maire revient sur ses pas. « Et là, j’ai senti la haine. »
Roué de coups au sol
Philippe Becheau finit par trouver un moyen de s’en aller et, au bout de quelques dizaines de mètres, réalise que quelqu’un le pourchasse. Une personne, puis deux. Le maire se met à courir, trébuche et tombe à terre. L’un de ses poursuivants le roue de coups au sol. « La deuxième personne a ceinturé mon agresseur. Donc je me relève et je crie, j’appelle à l’aide. »
Son agresseur se libère de ses entraves. « J’attrape tout ce qui me tombe sous la main, des graviers, n’importe quoi. Je lui lance dessus », se souvient-il. Dans la confusion, l’assaillant s’est saisi du téléphone de Philippe Becheau. Le maire voit que l’appareil est en ligne.
A l’autre bout du fil, sa femme l’entend : « Mon téléphone, mon téléphone ! » Puis, plus rien. La famille prévient les gendarmes, mais le groupe d’individus a déjà disparu dans l’obscurité.
« Je pars en croisade »
C’est le début d’une longue nuit de réflexion. Ce soir-là, des dizaines de personnes patientent dans la salle d’attente des urgences de Libourne. « Je ne suis pas du genre à passer devant les autres, ce n’est pas mon tempérament. », précise le maire. « J’ai été examiné six heures plus tard. Six heures passées sur une chaise tout seul, ça m’a laissé pas mal de temps pour réfléchir. »
L’élu pense d’abord jeter l’éponge : « Je me suis dit : "Philippe, tu commences ton deuxième mandat. Tu vas t’occuper de ta petite famille." J’ai plein de hobbys, j’étais sportif, j’ai tout arrêté pour me consacrer à mon mandat municipal. » A 58 ans, il se voit déjà remonter à cheval et reprendre les compétitions de saut d’obstacles, avant de se raviser : « Ce qui m’est arrivé, cela fait trop de fois que cela arrive. Je ne peux pas laisser passer ça, donc je pars en croisade. »
233 maires et adjoints agressés en 2020
Un chiffre, publié par le JDD ce dimanche, le met hors de lui : 233 maires et adjoints ont été agressés depuis le début de l’année 2020. « Je suis très en colère ! On ne se fait pas élire pour se faire taper dessus. On le fait pour sa commune, pour son territoire », déclare-t-il, amer.
Gérald Darmanin a apporté son « soutien » au maire de Saint-Philippe-d’Aiguille : « Agresser un maire, c’est s’attaquer à la République », a tweeté le nouveau locataire de la place Beauvau, chargé par Emmanuel Macron de renforcer l’image d’un exécutif souvent considéré comme « faible » dans les domaines régaliens.
Un an après la mort de l’édile de Signes (Var), Jean-Mathieu Michel, renversé par une camionnette dont il voulait verbaliser les conducteurs, qui avaient jeté illégalement des gravats, l’action du gouvernement ne porte pas ses fruits. Les violences contre les élus municipaux restent en constante progression depuis deux ans : 383 agressions en 2019, 361 en 2018. Et l’année 2020 risque de battre un nouveau record.
543 agressions depuis 2014, selon l'enquête du Sénat
Pour le seul mois de juillet, cinq élus municipaux ont été agressés, rapporte l’association des maires de France (AMF) : « Ces actes [illustrent], malheureusement, le climat d’insécurité auxquels sont confrontés les élus municipaux dans l’exercice de leurs fonctions. Il s’agit à chaque fois d’une véritable atteinte à nos valeurs démocratiques et républicaines », estime l’AMF.
Philippe Bas, président de la commission des lois au Sénat, avait lancé une grande consultation auprès des maires, à la suite de la mort de Jean-Mathieu Michel, pour mettre en lumière la violence auxquels font face les édiles dans leur commune. Cette enquête, qui n’a pas valeur de sondage, avait réuni le témoignage de 3 812 élus municipaux : 14% des participants avaient rapporté avoir « subi des attaques physiques » depuis le début de leur mandat, en 2014, soit un total de 543 agressions.
« Chaque agression doit donner lieu à des poursuites »
La commission des lois avait ainsi publié un rapport, mettant en avant douze recommandations. « Certaines ont été reprises par le gouvernement », observe le sénateur (LR) de la Manche, Philippe Bas. Le parlementaire a envoyé, la semaine dernière, une lettre au Premier ministre pour l’interpeler au sujet de la hausse des agressions d’élus municipaux.
Pour Philippe Bas, « les instructions données aux procureurs ne sont pas toujours respectées » : « Chaque agression doit donner lieu à des poursuites, c’est au tribunal ensuite d’apprécier la gravité de l’agression pour proportionner la sanction à celle-ci. »
Il agresse un maire et s'en tire avec un rappel à la loi
Le président de la commission des lois a, depuis l'envoi de sa lettre à Jean Castex, réagi au classement sans suite d’une plainte déposée par le maire de Portbail, agressé alors qu’il intervenait pour faire respecter un arrêté interdisant le camping sauvage.
Francis D’Hulst allait appeler les gendarmes lorsqu'il a été frappé à plusieurs reprises dans le dos au niveau de la nuque. L’élu de 70 ans n'avait été que légèrement blessé. Le parquet a choisi d’adresser un simple rappel à la loi à l’agresseur, qui ne sera donc pas poursuivi en justice.
« Consterné », Philippe Bas demande que le ministère de la justice envoie des consignes claires aux parquets. « Assurer l’ordre républicain, cela passe d’abord par les maires parce que c’est le premier visage de l’autorité républicaine, estime-t-il. Si cette autorité de proximité n’est pas respectée, on peut craindre le pire pour toutes les autres. »
Les communes rurales particulièrement touchées
Marie Mercier, sénatrice (LR) de Saône-et-Loire, déplore quant à elle que le « gouvernement n’ait pas pris la mesure de la souffrance réelle des élus ». La parlementaire craint de voir ces actes de violences augmenter en raison de la crise du Covid-19, qui place les maires en première ligne. « Il faut se rendre compte de ce que c’est, quand on est élu, de voir quelqu’un vous narguer, quelqu’un qui vous en a fait voir sans jamais être sanctionné », assure Marie Mercier.
Les sénateurs de la majorité de droite au palais du Luxembourg souhaitent que le gouvernement promeuve la création des police intercommunales, afin que les petites communes puissent elles aussi renforcer leurs forces de sécurité. Une priorité, d’autant plus urgente – selon ces parlementaires – que la plupart des agressions auraient lieu dans les communes rurales.