Convoqué à l’initiative du groupe Union centriste (UC), et notamment de la sénatrice de l’Orne Nathalie Goulet, le débat organisé ce 18 février au Sénat sur le principe de l’irresponsabilité pénale avait des airs de discussion générale, cette phase qui marque le début de l’examen d’un texte. Si les échanges n’ont pas débouché sur un vote, comme c’est la règle pour ce type d’outil de contrôle, ils se sont néanmoins concentrés sur deux propositions de loi. Ces dernières ont été déposées en début d’année au Sénat, pour faire évoluer ce cadre, introduit dans le droit français en 1810 (Code Napoléon) : ce principe qui empêche la condamnation d’une personne dont le discernement est aboli.
Dans le cas des deux propositions de loi, celle de Nathalie Goulet (UC) ou Roger Karoutchi (LR), le gouvernement a répondu qu’il fallait y répondre avec un « diagnostic éclairé », à travers une mission d’experts.
Les deux textes sénatoriaux sont des réponses de la majorité sénatoriale de la droite et du centre qui interviennent après un contexte particulier, de plusieurs attaques au couteau, comme celles de Villejuif (3 janvier) ou de Metz (5 janvier), où à chaque fois la question du discernement des auteurs a été posée. Le débat a été « rendu nécessaire par la multiplication des actes de terrorisme qui semblent bousculer notre droit de la responsabilité. C’est un débat d’opportunité, ce n’est pas un débat opportuniste », a fait valoir Nathalie Goulet.
L’affaire Halimi, un « terrible sentiment d’injustice », selon la centriste Sophie Joissains
Le débat intervient surtout après une décision de justice, qui avait suscité la consternation chez de nombreux élus de tous bords. Le 19 décembre 2019, la cour d’appel de Paris a rendu une décision d'irresponsabilité pénale pour Kobili Traoré, jugé coupable du meurtre de Sarah Halimi en 2017. Les magistrats avaient retenu l'abolition du discernement de l’accusé, après une expertise psychiatrique. Sept experts sur huit avaient diagnostiqué une « bouffée délirante aiguë », un état aggravé par une prise de cannabis, dont il était un consommateur régulier. C’est pour ces raisons que Kobili Traoré n’a pas été jugé aux assises. Les juges ont néanmoins retenu la dimension antisémite du meurtre. Le procès est revenu dans les propos des orateurs de chaque groupe. La centriste Sophie Joissains s’est par exemple alarmée d’un « terrible sentiment d’injustice » dans la population.
« Au fil des affaires, l'irresponsabilité pénale semble devenir une immunité », a dénoncé Nathalie Goulet, dans l’exposé des motifs de sa proposition de loi.
Engagée sur les questions de lutte contre le terrorisme, la sénatrice souhaite à travers son texte réduire le champ de l’irresponsabilité dans le Code pénal. Celle-ci ne pourrait plus s’appliquer si l’auteur d’un crime ou d’un acte délictueux a arrêté son traitement médicamenteux ou s’il a été sous l'emprise de l'alcool ou de stupéfiants. L’auteur ne pourra pas « invoquer sa propre turpitude pour échapper à un procès et à des sanctions », insiste l’exposé des motifs.
Irresponsabilité pénale : « Nous pensons au droit des familles » (Nathalie Goulet)
« Le droit doit évoluer », demande le sénateur LR Roger Kartouchi
Une autre proposition de loi, portée cette fois par Roger Karoutchi (LR), et déposée le 4 février, entend par ailleurs abroger la déclaration d'irresponsabilité pénale au stade de l'instruction. L’objectif de son texte est de « garantir la tenue d'un procès en cas de procédure d'irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental ».
De plus, il accorde le droit de faire appel d'une déclaration d'irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental non seulement au procureur général, mais aussi à l’accusé ou prévenu, au ministère public et aux parties civiles.
Lors du débat, le sénateur des Hauts-de-Seine a tenu à rappeler qu’il n’était pas question de pouvoir condamner une personne considérée comme irresponsable pénalement. Mais de « rendre justice » aux familles des victimes. « Comment voulez-vous, Madame la garde des Sceaux, que les gens aient confiance dans la République quand ils ont le sentiment que ce qui est juste n’est pas ce qui fait justice ? […] Dans une société de plus en plus violente, dénoncé comme telle par le gouvernement et le président de la République, le droit doit évoluer. »
Irresponsabilité pénale : « Le droit doit évoluer », demande Karoutchi
Nicole Belloubet conseille aux parlementaires d’attendre la décision de la Cour de cassation
Pour la garde des Sceaux, Nicole Belloubet, le sujet est « sensible et délicat ». « Plutôt que de se précipiter, le gouvernement a souhaité constituer une commission de personnalités qualifiées […] pour dresser un bilan précis de cette procédure. »
Selon la lettre de mission du gouvernement, leur rôle sera également de faire un état des lieux de la jurisprudence dans ce type d’affaire et d’envisager des propositions dans la « perspective d’amélioration législative ou non ». Des parlementaires composeront cette instance de réflexion, comme Philippe Houillon (LR) et Dominique Raimbourg (PS), deux anciens présidents de la commission des Lois de l’Assemblée nationale. On trouvera également des magistrats ou encore des experts psychiatres.
Dans le cas précis de l’affaire Sarah Halimi, Nicole Belloubet n’a pas voulu commenter la décision de justice, au nom de la séparation des pouvoirs. Elle a surtout considéré qu’il serait « sage », avant de légiférer à nouveau, d’attendre la position de la Cour de cassation. Les parties civiles ont formé un pourvoi contre la décision de la Cour d’appel de Paris.
La ministre rappelle que la réforme de 2008 a recherché un « équilibre » et a apporté des évolutions majeures dans le régime de l’irresponsabilité pénale. Celle-ci peut désormais être débattue publiquement devant la chambre de l’instruction. Des mesures de sûreté peuvent être décidées par le juge à l’encontre de l’auteur des faits. Et la justice peut reconnaître, malgré la déclaration d’irresponsabilité, qu’il existe cependant des charges suffisantes à l’encontre de l’accusé s’agissant des faits qui lui sont reprochés.
Le socialiste Jean-Pierre Sueur préconise une mission d’information au Sénat
Actuellement, les deux propositions de loi, du groupe UC et de LR, ne sont pas inscrites à l’ordre du jour, dans le cadre d’une niche parlementaire. Mais plusieurs groupes ont bien convenu qu’il fallait toucher au droit actuel avec « une main tremblante », comme l’avait souligné Robert Badinter. Ou plus loin de nous, Montesquieu.
Avant même l’annonce du gouvernement de former un groupe de travail, le socialiste Jean-Pierre Sueur a préconisé que la Haute assemblée se saisisse également du sujet sur un temps long. « Nous pensons qu’il ne serait pas inutile de mettre en œuvre au Sénat une mission d’information, avec beaucoup d’auditions, pour avancer sur ce sujet complexe. »
S’exprimant au nom du groupe La République en marche, minoritaire au Sénat, le sénateur Thani Mohamed Soilihi a défendu la nécessité d’avoir une « approche globale » sur le sujet. Certains orateurs ont ainsi soulevé le problème de la psychiatrie. De ses manques criants de moyens. Et de ses frontières parfois « ténues » avec la délinquance. « On assiste à un déplacement de l’hôpital psychiatrique vers la prison. Plus de 20 % des personnes incarcérées sont atteintes de troubles psychotiques », s’est alarmée Sophie Joissains.
Un groupe de travail au Sénat, commun à la commission des Affaires sociales et à la commission des Lois, est d’ailleurs en cours. Coordonné par Jean Sol et Nathalie Delattre, il doit rendre ses conclusions et des préconisations en juin.