« Des départs massifs de soignants » : la commission d’enquête du Sénat face à la déliquescence de l’hôpital

« Des départs massifs de soignants » : la commission d’enquête du Sénat face à la déliquescence de l’hôpital

La commission d’enquête sur la situation de l’hôpital et le système de santé en France a débuté ses premières auditions. Les représentants des personnels soignants et des praticiens ont été entendus sur leur quotidien et les causes des dysfonctionnements qu’ils ont identifiés.
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La nouvelle commission d’enquête du Sénat n’ignore rien des difficultés profondes que traverse l’hôpital. C’est d’ailleurs sa raison d’être. Le chiffre choc de l’enquête du Conseil scientifique – un lit sur cinq fermé dans les grands établissements de santé, faute de personnel en nombre – a catalysé sa création le mois dernier. Il n’empêche, à chaque fin d’intervention des différents représentants des soignants ce 9 décembre, la présidente Marie Mercier (LR) accuse le coup. Lors de cette première audition, elle évoque des « propos accablants », un « constat de désastre », bref, une « sensation de gâchis ».

C’est le Collectif Inter-Hôpitaux, né six mois avant le début de la crise du covid-19 en France, qui ouvre le bal. « Nous sommes aujourd’hui dans une situation que je dirais catastrophique », lâche le docteur Véronique Hentgen, pédiatre au Centre hospitalier de Versailles. Thierry Amouroux, du syndicat national des professionnels infirmiers, fait état d’un dangereux « cercle infernal » à l’œuvre. « Plus il y a de départs, plus les conditions de travail se dégradent pour ceux qui restent. Et plus les conditions de travail se dégradent, plus vous avez de nouveaux départs. » Ce représentant syndical décrit des professionnels « laminés », « broyés par le système ».

Les causes de ce mal-être sont plurielles et viennent de loin. Elles couvaient bien avant la pandémie. « On assiste à des départs massifs de soignants, écœurés par leurs conditions d’exercice », relate Véronique Hentgen.

« Toujours faire plus, avec toujours moins »

Pour le docteur Jean-François Cibien (président de l’intersyndicale de praticiens Avenir hospitalier), c’est notamment le manque de financement chronique et la logique de tarification à l’acte (T2A) qui ont « organisé le délitement de l’hôpital ». « Il manque 150 milliards d’euros dans le budget hospitalier sur les 15 dernières années », estime-t-il. Véronique Hentgen parle d’un « couple mortel ». « Toujours faire plus, avec toujours moins. »

Thierry Amouroux considère que le covid-19 aurait pu provoquer une forme de prise de conscience. Les espoirs ont été « douchés ». « Nous pensions vraiment qu’il y allait avoir un monde d’après, au moins pour la santé. Dès le 11 mai [2020], nos bureaucrates sont revenus avec leurs petits tableaux de bord pour reprendre les plans d’économies là où ils étaient ». Le mouvement s’est poursuivi, en pleine année de crise sanitaire, avec la fermeture de 5 700 lits, selon une étude du ministère de la Santé. « Nous sommes le seul pays au monde à avoir fermé des lits en période épidémique pour des raisons économiques », s’énerve l’infirmier.

C’est toute l’organisation de l’hôpital qui est pointée du doigt. Le professeur Patrick Goudot, vice-président de l’Intersyndicat national des praticiens hospitaliers déplore les « effets délétères » de la loi HPST (Hôpital, patients, santé et territoires) de 2009. Selon lui, elle a « déséquilibré » la gouvernance des établissements et a instauré « l’ère des chefs en tout genre ». Carole Poupon (présidente de la confédération des praticiens des hôpitaux) appelle à « remédicaliser » les instances de gouvernance. Dénonçant le « pilotage à vue des équipes de direction », le docteur Jean-François Cibien considère qu’un « potentiel existe » dans les établissements, « si les soignants reprennent le pouvoir ». Véronique Hentgen regrette que les décisions soient prises « par des non-soignants ». « Les considérations financières priment toujours sur celle de la bonne prise en charge des malades. »

« Une infirmière hospitalière n’est pas une technicienne spécialisée dans une usine à soins »

En attendant, Thierry Amouroux expose la dure réalité de ses collègues, celle d’infirmières « sans cesse sur le qui-vive » par la multiplication des tâches, rappelées pendant leurs congés en cas d’arrêts maladies, « déplacées comme des pions » sur le planning. « Il y a une vraie perte de sens », résume-t-il. « Une infirmière hospitalière n’est pas une technicienne spécialisée dans une usine à soins. Elle est là aussi pour prendre soin, accompagner, faire de l’éducation thérapeutique… »

Véronique Hentgen du Collectif Inter-Hôpitaux alerte sur le fait que la sécurité même des patients est aujourd’hui mise en danger, ou du moins affectée par une perte de chances. « Une étude scientifique a démontré que la mortalité des patients augmentait dès qu’une infirmière devait s’occuper de plus de 6 patients. Dans nos hôpitaux, il n’est pas rare qu’une infirmière doive s’occuper de 16 patients en journée, voire 24 la nuit. »

Les 9 milliards d’euros de revalorisations salariales historiques du Ségur de la Santé n’y auront rien changé, le mal-être était trop profond pour une partie du personnel soignant. « La réponse est partielle, financière », résume Véronique Hentgen. « Elle est insuffisante sur un problème beaucoup plus général ». Thierry Amouroux, représentant les infirmiers, souligne que les 183 euros mensuels en plus sur la feuille de paye restent encore décalés par rapport au salaire moyen des infirmiers en Europe.

L’augmentation n’a pas permis d’enrayer les départs. Selon le Syndicat national des professionnels infirmiers, 7 500 postes vacants d’infirmiers étaient recensés en juin 2020, en septembre 2020, ils étaient 34 000 (la France compte de l’ordre de 700 000 infirmiers et infirmières). Aujourd’hui, ce sont 60 000 postes qui manquent selon Thierry Amouroux. Et l’enjeu va donc être de faire revenir au moins un tiers des 180 000 professionnels qui ont cessé d’exercer et qui ont changé de voie. « Ce sont les conditions de travail qui sont la première raison du mal-être » des soignants, tient à rappeler le professeur Patrick Goudot (Intersyndicat national des praticiens hospitaliers).

« Une direction qui s’est permis de faire venir des comédiens » pour jouer les patients mystères

Et puis, il y a ce symbole qui a particulièrement hérissé le Syndicat national des professionnels infirmiers. « La communauté hospitalière a été particulièrement interpellée par ce qu’il s’est passé à Brive, avec une direction qui s’est permis de faire venir des comédiens pour tester les soignants en plein pic Covid », s’indigne Thierry Amouroux, qui n’hésite pas à parler d’illustration de la « maltraitance institutionnelle ». Comme le relate La Montagne, la direction a employé deux acteurs afin de jouer les patients mystères. L’un d’entre deux, qui a été trop loin dans son rôle, a été démasqué.

Les actions à entreprendre sans tarder, Véronique Hentgen (Collectif Inter-Hôpitaux) en formule quelques-unes : « Reconquérir » les démissionnaires et surtout, « maintenir » le personnel présent. Ce maintien des forces passera par des « actes forts », notamment avec la promesse de « ratios soignants-patients » minimaux et des plannings « stables et décents ». « Si l’hôpital public s’effondre, tout le système de santé s’effondre », met-elle en garde.

Auditionnés dans la foulée, les représentants des différentes fédérations d’établissement ont fourni quelques chiffres sur la réalité de la pénurie de personnels. « Dans beaucoup d’établissements, les fermetures de lits dépassent les 6 % en moyenne. C’est déjà énorme, ça peut monter bien au-delà », expose Frédéric Valletoux, président de la Fédération hospitalière de France, le secteur public. Son homologue de la Fédération de l’hospitalisation privée, préfère chiffrer le manque d’infirmières : elles sont 10 % à manquer à l’appel, selon Lamine Gharbi.

Aucun secteur n’est épargné. « Il y a également des réductions d’activité en Ehpad, en SSIAD [les services de soins infirmiers à domicile, ndlr], il y a moins de patients suivis à domicile », témoigne également Marie-Sophie Desaulle, à la tête de la Fédération des établissements hospitaliers et d’aide à la personne (FEHAP). Or, ceci pourrait avoir des répercussions en cascade chez les autres soignants. « Le secteur hospitalier va devoir prendre des personnes qui avaient une autre modalité d’accompagnement », redoute-t-elle. La commission d’enquête du Sénat dispose de six mois pour étudier le phénomène et fournir des recommandations pour améliorer l’organisation du système de santé.

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