« Mon père avait 70 ans, en octobre dernier il a contracté le covid, il a été hospitalisé et d’emblée l’équipe médicale nous a interdit toute visite. Après une semaine mon père est désintubé, mais il passera les 10 jours suivants dans la solitude la plus totale, malgré ses demandes insistantes pour nous voir, malgré notre présence derrière les portes de ce service. Nous n’avons été en contact avec le médecin réanimateur que deux fois, une fois pour nous dire d’arrêter de le déranger, une seconde fois pour qu’il nous annonce le décès de mon père. Il aura passé les dernières semaines de sa vie dans la solitude la plus totale. […]. Mon père est parti dans une housse en plastique ».
Ces mots terribles sont ceux de Laurent Frémont, secrétaire général du collectif « Tenir ta main », auditionné ce mercredi 5 mai par la commission des Affaires sociales du Sénat. Avec son témoignage, il est brutalement venu rappeler la réalité de ce qu’a été le deuil d’une multitude de familles, empêchées de dire adieu à leur proche dans un contexte épidémique qui a bouleversé la fin de vie de milliers de Français.
Un sujet qui monte dans la société
Cette audition, sur « l’accès des proches aux établissements pendant la crise sanitaire », intervient alors que le débat enfle dans la société concernant les restrictions de libertés qu’ont connues de nombreuses personnes hospitalisées ainsi que des résidents en Ehpad depuis mars 2020. Mardi 4 mai, la Défenseure des droits publiait un rapport sur « les droits fondamentaux des personnes âgées accueillies en Ehpad » avec des conclusions particulièrement sévères. « Le droit à la vie privée et familiale a été grandement entravé au cours de la crise sanitaire, et de façon bien plus importante pour les personnes résidant en Ehpad que pour le reste de la population », s’alarme ainsi Claire Hédon. Et sur les 900 réclamations reçues en six ans par l’autorité administrative, 80 % d’entre elles concernent des personnes accueillies dans de tels établissements.
De son côté, le président du groupe Les Républicains au Sénat Bruno Retailleau a déposé une proposition de loi le 23 avril, « tendant à créer un droit de visite pour les malades, les personnes âgées et handicapées qui séjournent en établissements ». Dans une interview accordée à Public Sénat, le sénateur vendéen expliquait qu’il « souhaitait garantir le principe d’un vrai droit de visite de tous les malades dans les établissements publics et privés de santé. Ce droit de visite doit être réaffirmé comme la règle, car nous avons été saisis de trop nombreux cas de familles qui n’ont pas pu rendre visite à leurs proches ».
« Des citadelles » érigées
Pour mesurer l’ampleur de la détresse causée par la privation de visites, autant du côté des familles que des malades, Laurent Frémont a ainsi tenu à mentionner quelques chiffres propres au collectif Tenir ta main, crée en 2020 et qui milite pour des meilleures conditions d’accueil dans les hôpitaux et Ehpad. « À ce jour, nous avons reçu 10 000 témoignages, et 45 000 personnes ont signé notre pétition. Le droit de visite est un droit du patient » a-t-il affirmé, décrivant les dérives observées durant la pandémie comme un « recul inédit de civilisation ».
Droit de visite refusé à l'hôpital : "un recul inédit de civilisation" juge Laurent Frémont
Pascal Champvert, président de l’association des directeurs au service des personnes âgées, affirme lui avoir, dès le début de la crise, craint « un délire hypersécuritaire ». Pour lui, la volonté qui s’est traduite pendant la crise de « faire des établissements des citadelles » totalement imperméables au virus est allée dans le mauvais sens. Car « quand on fait des citadelles dans des sociétés démocratiques, même si nous avions des raisons d’avoir peur, et bien nous sortons de la démocratie », a-t-il analysé.
La question des moyens
« Il est nécessaire de promouvoir l’efficacité du droit à voir ses proches, car respecter la dignité des patients, c’est aussi prendre en compte ses liens. Aucun d’entre nous n’est une île, et c’est cela que nous avons découvert pendant la crise » a de son côté estimé Fabrice Gzil, membre du Comité consultatif national d’éthique. En pointant du doigt cependant une limite. Depuis de nombreuses années, le manque de personnels en Ehpad est pointé du doigt de manière lancinante. Or comment garantir les meilleures conditions d’accueil aux familles comme aux patients, si infirmiers et aides-soignants ne sont pas au rendez-vous. « Il ne faut pas oublier les aspects pratiques, notamment la question des moyens. J’ai eu des retours de directeurs d’Ehpad qui me disent « on nous dit de recruter du personnel, mais est-ce que lorsque l’on présentera la facture, on nous la paiera ? » ».
Un constat partagé par Michelle Meunier, sénatrice socialiste de la Loire-Atlantique. « La crise a exacerbé la situation des Ehpad, et l’état dans lequel étaient ces établissements. Elle a ainsi mis en évidence ce terrain fertile à la maltraitance des personnes ».
Face à ce constat, Cécile Manaouil, cheffe du service de médecine légale et sociale du CHU d’Amiens, a tenu cependant à rappeler que « si l’on a interdit les visites, c’est pour protéger les patients, pour éviter le brassage de la population dans un début de crise où l’on n’avait pas de connaissance dans la maladie. Et l’on n’est pas à l’abri, d’encore plus procédures entamées par des visiteurs ayant contracté une maladie nosocomiale lors d’une visite ».
Des « garde-fous » souhaités par le milieu médical
C’est pour éviter de telles situations que Cécile Manaouil souhaite instaurer des « garde-fous », notamment si la proposition de loi de Bruno Retailleau venait à être adoptée. « Sans garde-fous, cela veut dire que demain, une famille va venir nous dire qu’elle souhaite qu’un petit garçon de cinq ans vienne voir son père en réanimation. Car dans la proposition, il n’est pas précisé si le visiteur doit être mineur ou majeur ». La médecin s’est également alarmée de la disposition présente à l’article 3 du texte, qui indique que le médecin a 24 heures pour s’opposer à une visite. « Mais sur quels critères va-t-on s’y opposer ? Il faudra mettre en place tout un tas de procédures dont on ne sait encore rien ».
Marc Dupont, adjoint à la directrice des affaires juridiques de l’AP-HP, a jugé nécessaire de faire la distinction entre les établissements, car entraînant des situations différentes. « Je pense que le droit de visite recouvre des situations différentes, un Ehpad n’est pas un service de réanimation. Priver de visites quelques jours une personne adulte en réanimation contre priver des mois durant des personnes âgées dans les Ehpad, ce n’est pas la même chose ».
Légiférer ou non ?
Car l’autre grande question qui a occupé les débats concerne l’utilité, voire la nécessité, de légiférer sur la question, comme le souhaite Bruno Retailleau. Alain Milon, sénateur LR du Vaucluse, a exprimé ses réticences en citant Montesquieu : « Il est parfois nécessaire de changer certaines lois mais le cas est rare, et lorsqu’il arrive, il ne faut y toucher que d’une main tremblante », avant de conclure, « si l’on veut toucher la loi, il faut vérifier d’y accorder les moyens nécessaires ».
Une analyse partagée par de nombreux sénateurs de tous bords politiques, se demandant au cours de cette audition si le droit de visite dans le milieu médical n’a pas plus à y gagner en accordant des moyens supplémentaires au secteur, plutôt que de légiférer uniquement sur ce point précis.
C’est en tout cas l’avis de Michelle Meunier : « Faut-il une loi, ou donner aux hôpitaux les moyens d’accueillir ? Moi je serais plutôt pour une loi d’autonomie du grand âge, un renforcement de la démocratie sanitaire en France ». Même son de cloche chez Cathy Apourceau-Poly et Laurence Cohen, toutes deux sénatrices communistes, la première expliquant que la position du groupe communiste sur la question « n’était toujours pas prise », la deuxième se disant « très dubitative sur le fait de légiférer ou pas ».
Pour Laurent Frémont cependant, la question ne se pose pas. Celui qui a ému les sénateurs avec son témoignage estime qu’un « texte de loi sur le sujet a une portée symbolique, créant une charte de la personne hospitalisée, à l’opposé du flou législatif et réglementaire qui prévaut aujourd’hui ».
En effet, jusqu’à maintenant, c’est aux directeurs d’établissements de se prononcer ou non sur la possibilité de rendre visite aux patients, un pouvoir qu’il juge d’ailleurs « disproportionné ».
Mais en dehors de considérations législatives, Laurent Gzil est venu rappeler que la problématique impacte encore actuellement de nombreuses personnes. « Des situations abusives perdurent, alors que la majorité des personnes en Ehpad sont vaccinées » a-t-il insisté. Une problématique qui est donc appelée à s’inscrire dans le temps, illustrant, encore une fois s’il le fallait, les débats de société que le covid-19 a entraînés dans son sillon.