«Voilà c’est le printemps, on voit des ruches, on s’imagine que c’est bucolique, les abeilles butinent dans les fleurs. Et en fait non. [Les ruches] que vous voyez-là, c’est en fait un cimetière.» Cet apiculteur breton a perdu cinq ruches sur sept cet hiver. Il a poussé son coup de gueule sur Facebook, dans une vidéo vue près de 3 millions de fois.
Et il n’est pas le seul à crier sa colère cette année. Début mai, un convoi un peu particulier a traversé la Bretagne : des apiculteurs transportant leurs ruches «mortes», afin d’alerter les autorités sur le taux de mortalité très élevé constaté à la sortie de cet hiver. L’UNAF, l'union nationale de l'apiculture française, dresse un constat assez alarmant pour le reste du pays : des mortalités importantes ont été constatées en Charente-Maritime, dans l’Aisne, la Creuse ou le Doubs. Les apiculteurs sont désespérés, à tel point que dans certaines régions de France, le vol de ruches a augmenté.
L’UNAF demande donc à l’Etat de réagir, un appel qui a été relayé par la députée LREM du Finistère, Sandrine Le Feur, lors d’une séance publique à l’Assemblée nationale ce 16 mai.
Le ministre français de l’Agriculture a reconnu que «certains apiculteurs français sont dans une situation particulièrement préoccupante», et ajouter qu’un «projet pilote d’observatoire des mortalités et des affaiblissements de l’abeille mellifère» venait d’être mis en place en Bretagne et Pays de Loire, afin de mieux accompagner les apiculteurs faisant face à une mortalité élevée.
A côté des explications sur l’aide apportée aux apiculteurs, une de ses déclarations a fait quelque peu mouche : «Les dispositifs de surveillance dont disposent les pouvoirs publics aujourd’hui ne permettent pas de corroborer une généralisation de [la] dégradation [des populations d’abeilles domestiques].»
Check Point - Les populations d'abeilles sont-elles en déclin ?
En d’autres mots, l’Etat, s’il se base sur ses chiffres officiels, n’observe pas un déclin des populations d’abeilles. Plutôt étonnant, vu le nombre d’apiculteurs, de scientifiques et d’associations environnementales qui tirent la sonnette d’alarme sur l’état des populations de pollinisateurs, et particulièrement l’abeille domestique.
Les statistiques de la FAO, qui collecte les données partagées par les gouvernements nationaux, donnent un aperçu du nombre de ruches (et par conséquent, du nombre de colonies) françaises depuis les années 1990. * Avant 1990, les chiffres de la FAO sont principalement des estimations, avec des données nulles pour certaines années, rendant la comparaison difficile.
Graphe nombre de ruches françaises
En un peu moins de 30 ans, le nombre de ruches a diminué de 35%. La descente a commencé dans les années 90, avec un rebond début des années 2000, avant une rechute en 2010. Mais ces chiffres, aussi officiels qu’ils soient, ne permettent pas de se faire une idée claire de la réalité de terrain. Un premier biais est que tous les apiculteurs, qu’ils soient professionnels ou amateurs, ne s’enregistrent pas auprès des autorités ou des fédérations, et n’entrent donc pas dans les statistiques. De plus, ces chiffres sont aussi dépendants du nombre d’apiculteurs qui restent, ou se lancent dans le métier. Un rapport du centre de recherche OPERA de 2013, à l’intention des décideurs européens, soulignait que la diminution des ruches peut aussi être dû à un déclin du nombre d’apiculteurs. Enfin, nos abeilles domestiques sont des animaux d’élevage, et n’évoluent donc pas comme les populations sauvages. Quand un apiculteur perd des colonies, il va les remplacer.
Les chiffes de la FAO ne permettent donc pas d’estimer les pertes réelles des colonies d’abeilles domestiques. Un indicateur plus objectif est la mortalité des abeilles. Problème : il n’existe, en France, aucun dispositif de surveillance des mortalités d’abeille sur le long terme.
«Il existe deux systèmes officiels de collection des données de surveillance biologique des populations d’abeilles , explique Pascal Hendrickx, directeur scientifique d’épidémiologie et de surveillance à l’ANSES, l’agence nationale de sécurité alimentaire française. «Le premier est la surveillance des maladies de catégorie 1, c’est-à-dire des maladies comme la loque américaine (bactérie qui s’attaque aux larves d’abeille), ou des parasites exotiques. Mais ce ne sont pas les maladies les plus courantes auxquelles fait face un apiculteur. Le deuxième système est la surveillance des mortalités massives aigües : typiquement quand l’apiculteur trouve un tapis d’abeilles mortes devant sa ruche, ou des ruches vides.» Les cas les plus extrêmes donc.
« Ce qu’il manque donc clairement, c’est une connaissance de ce qui se passe tous les jours dans les ruchers» souligne l’épidémiologiste. Donc, le ministre a raison en disant que les dispositifs de surveillance de l’Etat ne peuvent pas «corroborer une dégradation» des populations d’abeilles domestiques, tout simplement parce qu’il n’existe, en France, aucun dispositif de surveillance des mortalités d’abeilles sur le long terme, à l’échelle nationale.
Mais ça ne veut pas pour autant dire que l’Etat est démuni pour estimer l’état de santé des populations d’abeille. La communauté scientifique s’intéresse au sujet depuis de nombreuses années, et plusieurs études, la plupart financées par les pouvoirs publics (français et/ou européens), se sont penchées sur la question. En fouillant dans la littérature scientifique, il est possible d’obtenir des chiffres de mortalité hivernale depuis 2006, à l’aide d’études de :
Graphe mortalité des abeilles
10%, c’est le taux de mortalité maximal que peut accepter un apiculteur. Au-delà, la mortalité est considérée comme anormale. Ces dix dernières années, selon nos études, ce seuil de 10% a toujours été dépassé, avec une envolée vers les 30% en 2008. Un indicateur clair d’un problème dans la survie de nos pollinisatrices.
Et ce n’est pas une situation qui se cantonne aux frontières de l’Hexagone : pour l’hiver 2016-2017, le taux de mortalité moyen en Europe a été de 20,9% selon COLOSS, qui a sondé près de 15.000 apiculteurs européens. Une certaine variabilité est observée entre les différents pays mais pour l’hiver dernier, seuls la Norvège et l’Irlande du Nord (qui n’a pas pu être représentée sur la carte ci-dessous) s’en sortent en ne dépassant pas les 10% de mortalité hivernale.
Mortalité de l’hiver 2016-2017
Il faut bien sûr être prudent en rassemblant des données venant de sources différentes, n’utilisant pas toutes les mêmes méthodologies. Ainsi, l’on ne peut pas dire, statistiquement parlant, si la mortalité pour un pays augmente ou diminue, sur une certaine période de temps. Mais l’on peut clairement affirmer que cette mortalité est trop élevée en France depuis une bonne dizaine d’années (au moins).
Donc si l’on prend la déclaration du ministre Stéphane Travert au pied de la lettre, il est effectivement correct que les dispositifs de surveillance des pouvoirs publics ne peuvent estimer une tendance dans la dégradation des populations d’abeilles. Mais cette déclaration reste toutefois contestable, au vu des chiffres inquiétant de mortalité émanant d’études d’instituts et de projets européens ou français.
Dans sa vidéo coup de gueule, l’apiculteur breton vise spécifiquement les pesticides comme cause principale de la mort de ses abeilles, et plus particulièrement les néonicotinoïdes, produits phytosanitaires récemment interdits par l’UE, car nocif pour les pollinisateurs. De nouveau, la réalité est bien plus complexe.
Si l’interdiction de ce type de pesticide est une bonne chose, il ne va pourtant pas régler le problème estime Bach Kim Nguyen, bioingénieur spécialisé dans le sujet et fondateur de Beeodiversity. «Les néonicotinoïdes restent des produits peu utilisés par les agriculteurs, ils ont donc un impact limité sur les abeilles. C’est en fait un ensemble de facteurs qui agissent simultanément et qui affaiblissent nos abeilles. La perte de biodiversité, et donc le manque de diversité des fleurs nectarifères, peut engendrer des carences chez l’abeille.»
Toutes les fleurs ne produisent pas le même nectar, qui est composé d’eau, différents sucres (principalement du fructose, glucose et l’association des deux) mais aussi d’acides aminés et autres minéraux et vitamine. Tout comme l’humain doit avoir une alimentation variée, l’abeille doit pouvoir butiner sur des espèces florales différentes afin d’obtenir tous les nutriments nécessaires à sa bonne santé.
Des abeilles en moins bonne santé sont aussi plus sensibles aux maladies... Selon l’OIE, l’observatoire mondial de la santé animale, six maladies sont inscrites dans le Code sanitaire pour les animaux terrestres. Trois sont causées par des acariens, deux par des bactéries et une par un coléoptère parasite.
Une des maladies les plus courantes est la varoose, causée par l’acarien varroa. Il en existe quatre espèces, réparties sur l’ensemble de la planète, mais Varroa destructor est la plus importante. Son infestation de la colonie affaiblit les abeilles adultes et les larves, et peut jouer un rôle de vecteur de virus. Les traitements chimiques sont plus ou moins efficaces, et non sans conséquence pour l’abeille elle-même. Un axe de recherche est la sélection de population d’abeilles qui vont lutter naturellement contre ce parasite : certaines observations ont reporté des colonies qui arrivaient à reconnaître les larves infectées, et les éliminaient, afin d’éviter la propagation de l’acarien. «L’on observe très souvent une implication du varroa dans la mortalité» affirme le directeur scientifique d’épidémiologie et de surveillance à l’ANSES, Pascal Hendrikx.
Enfin, les pesticides sont très souvent pointés du doigt dans cette problématique. "Pour l’instant, aucun lien de cause à effet direct n’a été prouvé entre un pesticide et la mortalité des abeilles, précise Bach Kim Nguyen. Mais dans la nature, l’abeille est confrontée à un ensemble de pesticides, et c’est donc l’effet de la synergie de ces pesticides sur son métabolisme qui doit être étudié." Des recherches difficiles à réaliser, plusieurs centaines de résidus de pesticides devant être analysés. "C’est à la fois compliqué au niveau de l’analyse chimique, qui peut coûter très cher vu le nombre de pesticides, et de l’analyse statistique, qui doit prendre en compte un nombre important de facteurs" explique Pascal Hendrikx de l'ANSES.
Bien sûr, tous ces facteurs n’affectent pas seulement l’espèce Apis mellifera, l’abeille domestique. Les abeilles sauvages, et les autres pollinisateurs en payent aussi le prix. Les abeilles, ce sont 20.000 espèces à travers le monde, dont près de 2000 en Europe. Il a été estimé qu’elles rendait un service écosystémique mondial à hauteur de 153 milliards d’euros, et de 22 milliards rien que pour l’Europe, via la pollinisation des cultures. Au-delà de leur protection au nom de la préservation de notre environnement, c’est un enjeu économique de taille pour notre agriculture.
Sur le terrain, il est important de travailler avec tous les acteurs qui sont impliqués dans la sauvegarde de notre biodiversité, explique Bach Kim Nguyen de Beeodiversity . «Par exemple, à Knokke (ville littorale flamande), nous avons pu collaborer avec les apiculteurs, les agriculteurs et la ville pour agir à la fois au niveau des pesticides, des pratiques apicoles et de la biodiversité.» L’important, pour le bioingénieur belge, est donc de sensibiliser et former convenablement les apiculteurs, mais aussi les agriculteurs dans leur utilisation des produits phytosanitaires. «Il faut agir sur tous ces facteurs en même temps pour avoir un résultat.»
En France, un système de surveillance des mortalités vient seulement d'être mis en place, sous forme d'un projet pilote en Bretagne et en Pays de Loire. «L'observatoire des mortalités et des affaiblissements de l’abeille mellifère» a vu le jour en décembre 2017, «et nous avons déjà reçu plusieurs centaines de déclarations en quelques mois, s’enthousiasme Pascal Hendrikx. Par comparaison, les deux autres systèmes de surveillance recevaient une centaine de signalement par ans. Nous allons pouvoir collecter un maximum d’informations sur les cas de mortalité au quotidien, pouvoir mieux les interpréter et ainsi faire ressortir des profils à risque.»
« Le domaine apicole souffre d’un sous-encadrement sanitaire, par rapport aux autres élevages, ajoute-t-il. «Les apiculteurs n’ont pas l’habitude d’appeler le vétérinaire s’ils ont un problème, et de payer pour des prélèvements ou des analyses. Avec ce nouvel observatoire, l’apiculteur peut demander un passage du vétérinaire, qui ne sera pas à sa charge.»
Ce problème de collecte de données autour des mortalités d'abeilles se situe également au niveau européen, soulignait un rapport de l'EFSA en 2009 , qui indique «un système de surveillance faible, un manque de données représentatives des pertes de colonies, et une absence de méthode standardisée de récolte des données». Depuis, la situation ne s’est pas spécialement améliorée, malgré les appels récurrents des apiculteurs et associations environnementales. Plusieurs projets ponctuels, sur quelques années, ont bien été financés par l'Union européenne ou les États membres eux-mêmes, mais aucun dispositif sur le long-terme n'existe actuellement.