Un procès renvoyé et un contrôle judiciaire levé pour les trois prévenus: cette décision rapide du tribunal correctionnel de Gap est intervenue jeudi après trois heures de débats très politiques sur le brûlant sujet de l'aide aux migrants.
L'Italienne Eleonora Laterza, 27 ans, le Suisse Bastien Stauffer, 26 ans et le Belgo-Suisse Théo Buckmaster, 23 ans, comparaissaient pour avoir participé le 22 avril à une marche antifasciste qui avait permis l'entrée en France d'un vingtaine d'Africains par le col de Montgenèvre (Hautes-Alpes), en réponse à un "blocage" de la frontière la veille par des militants identitaires.
Motivant le renvoi, fixé au 8 novembre: une QPC (question prioritaire de constitutionnalité) sur le "délit de solidarité" - formule utilisée par les défenseurs des étrangers pour qualifier les faits reprochés - qui doit encore être tranchée par le Conseil constitutionnel.
Les "sages" ont théoriquement trois mois pour se prononcer depuis leur saisine à la mi-mai. Les deux parties espèrent de cette décision "un peu de clarté" sur une matière sujette à interprétations, selon les terme du parquet.
Alors que le procureur avait requis le maintien d'un contrôle judiciaire allégé, le tribunal a entendu les arguments des défenseurs et prononcé une main levée pour ces trois jeunes gens au casier judiciaire vierge.
"C'est un soulagement et peut-être un message sur l'idée qu'en novembre, ce ne sont pas des délinquants que nous allons juger", a déclaré Me Philippe Chaudon, un de leurs conseils.
- un procès "tribune" -
Dans l'intervalle, leur "vie normale" peut reprendre son cours: des examens d'histoire politique à l'université de Turin pour Eleonora Laterza, d'économie politique à l'université de Genève pour Bastien Stauffer et un emploi de maître-nageur pour Théo Buckmaster.
Alors qu'environ 300 supporteurs s'étaient massés sous les fenêtres du tribunal, parquet et défense sont au moins tombés d'accord sur un point: l'aspect "politique" et "tribune" de ce procès.
Du côté des cinq avocats de la défense, les auteurs ont été convoqués: Jean-Paul Sartre et la liberté, Primo Levi et le "poison" de la peur de l'étranger, Patrick Chamoiseau sur les migrants, Georges Brassens sur l'hospitalité. Antoine de Saint-Exupéry aurait pu résumer le propos général: "Une démocratie doit être fraternité sinon c'est une imposture", a cité Me Cécile Faure-Brac.
Le célèbre avocat Henri Leclerc, plaidant pour les "trois de Briançon", a dénoncé une "incrimination contraire à nos principes fondamentaux" découlant de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen d'août 1789.
Pour lui surtout, le "délit de fraternité" découle en droite ligne d'un décret-loi de Dalladier en 1938, à l'époque de l'afflux massif en France de juifs d'Allemagne et de Pologne. Et sa commission en bande organisée est "impensable dans notre droit", a souligné l'avocat, "blessé qu'on ait envoyé ces personnes en prison" pendant 9 journées, après 2 jours de garde à vue.
Le procureur de la République Raphaël Balland a "refusé la comparaison avec les heures les plus sombres de notre histoire, même si elle vient d'une bouche illustre". "Je n'ai jamais comparé les prévenus aux passeurs mafieux", a-t-il vivement rappelé.
Attaqué aussi sur l'inaction de la justice face aux identitaires, M. Balland a fustigé le traitement médiatique "en boucle" de leur action en plein débat au Parlement sur la loi asile et immigration. Pour lui, la marche pro-immigrants organisée en réaction revient à "tomber dans le panneau" de leur provocation. "Et après, c'est le parquet qui (leur) fait des cadeaux !", s'est-il indigné.
- 20 minutes de délibéré -
Le tribunal n'a eu besoin de que vingt minutes pour rendre sa décision. Buckmaster et Stauffer, les deux amis d'enfance, descendus les premiers, puis Laterza, l'anarchiste qui n'a pas souhaité prendre la parole, ont été chaudement applaudis à leur sortie du palais. "A bas les flics et les frontières", scandaient leurs partisans.
N'ayant pu s'exprimer sur le fond à l'audience, Bastien Stauffer a développé au micro sa "vision critique de la société" et du capitalisme et dénoncé "ces pays qui criminalisent l'exil quand ils en sont coupables".
"Il est plus facile d'enfermer les migrants et ceux qui les soutiennent" que de traiter les causes des migrations, a renchéri Théo Buckmaster.