Versailles: Macron and Poutin Press Conference

Ukraine : comment expliquer l’évolution d’Emmanuel Macron face à la Russie ?

En deux ans, Emmanuel Macron a fortement évolué vis-à-vis de la Russie. Du médiateur, qui garde un contact direct avec Vladimir Poutine, appelant à ne pas « humilier » la Russie, le Président ne fixe aujourd’hui « aucune limite » et joue « l’ambiguïté stratégique », n’excluant pas l’envoi de troupes au sol. Retour sur cette métamorphose stratégique, avec les analyses de deux anciens ambassadeurs français à Moscou.
François Vignal

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« Vous êtes assis devant moi. Est-ce que vous êtes debout ? Non. Est-ce que vous excluez de vous lever, à la fin de cette interview ? A coup sûr vous n’allez pas l’exclure ». C’est par cette métaphore pour le moins alambiquée qu’Emmanuel Macron a répondu, jeudi soir, en début d’interview sur TF1 et France 2, à la question de l’éventuel envoi de troupes en Ukraine. « On est même sûr de le faire » (se lever), lui rétorque la journaliste Anne-Sophie Lapix. « Voilà », lâche laconiquement un Emmanuel Macron pas tout à fait chef de guerre, mais qui ne veut pas l’exclure.

Des maux de la guerre à la guerre des mots

Depuis le commencement de l’invasion russe en Ukraine, déclenchée le 24 février 2022, Emmanuel Macron a fait du chemin. On observe depuis deux ans un changement dans l’attitude du chef de l’Etat vis-à-vis de la Russie. Celui qui semblait vouloir ménager Vladimir Poutine au début des hostilités montre aujourd’hui les muscles et assume d’afficher une rhétorique guerrière, au point de ne pas exclure, fin février, l’envoi de troupes occidentales sur le terrain. Des maux de la guerre à la guerre des mots, retour sur ce qui s’apparente à une forme de grand écart.

Quand les bruits de bottes se font entendre à la frontière ukrainienne, début 2022, Emmanuel Macron tente alors de jouer les médiateurs, à coups d’appels avec Vladimir Poutine ou de rencontres. Le chef de l’Etat français se rend même à Moscou pour voir son homologue russe, début février. « Je pensais qu’on pouvait trouver par la confiance, la discussion intellectuelle, un chemin avec Poutine », confie-t-il en juin 2022, dans un documentaire sur les coulisses de ses efforts diplomatiques, diffusé sur France 2. On y voit le Président appeler le maître du Kremlin, qui s’apprête alors à « jouer au hockey-sur-glace ». Quatre jours après, la Russie envahit l’Ukraine. Les efforts français s’avèrent vains, donnant l’impression que Vladimir Poutine a mené en bateau le chef de l’Etat.

« Emmanuel Macron espérait faire changer d’avis Vladimir Poutine »

Mais Emmanuel Macron continue de vouloir tenir un discours mesuré vis-à-vis de Moscou, dont l’attaque aux portes de Kiev est assez vite repoussée par l’armée de Volodymyr Zelensky. Le 9 mai, à Strasbourg, il déclare devant le Parlement européen qu’il ne faudra « jamais céder à la tentation ni de l’humiliation, ni de l’esprit de revanche » envers la Russie. « Il ne faut pas humilier la Russie pour que le jour où les combats cesseront, nous puissions bâtir un chemin de sortie par les voies diplomatiques », répète-t-il le 4 juin, dans un entretien accordé à la presse régionale.

Emmanuel Macron a-t-il alors péché par naïveté ? « Il espérait le faire changer d’avis. Emmanuel Macron avait alors beaucoup rencontré Vladimir Poutine les années précédentes, depuis la rencontre de Versailles, en 2017 (voir la photo en tête d’article). Il pensait avoir certains atouts à cet égard. Il a constaté que ce n’était pas possible, donc il a cessé le dialogue », recontextualise Sylvie Bermann, ancienne ambassadrice de France à Pékin, Londres puis Moscou, de 2017 à 2019.

« C’est la radicalisation de Poutine qui a poussé Emmanuel Macron à être plus ferme », selon l’ancienne ambassadrice Sylvie Bermann

« Le propre d’une voie diplomatique, c’est d’abord de tenter de stabiliser les choses. Je ne crois pas du tout qu’il ait péché par naïveté », soutient Jean de Gliniasty, ambassadeur de France en Russie de 2009 à 2013, aujourd’hui directeur de recherche à l’IRIS. (Institut de relations internationales et stratégiques), et qui vient de sortir « France, une diplomatie déboussolée » (ed. L’Inventaire). Pour expliquer l’évolution de la relation entre les deux dirigeants, l’ancien diplomate évoque aussi des « facteurs personnels, le fait d’avoir été traité par désinvolture, d’un côté ou de l’autre. Poutine a estimé que c’était une grande désinvolture d’avoir publié sur France 2 la vidéo de cet entretien qui était censé rester privé ».

Pour Sylvie Bermann, « quand Emmanuel Macron dit qu’il ne faut pas humilier la Russie, il se plaçait dans le long terme. A ce moment-là, ce n’était pas évident que ce serait une guerre longue et aussi dure. Il devait penser aussi au Traité de Versailles, signé entre la France et l’Allemagne en 1919, qui avait suscité un sentiment d’humiliation, de frustration, en Allemagne ». Mais « quand il a vu que cette guerre se poursuivait, la radicalisation de Poutine, il a cessé ses contacts. C’est la radicalisation de Poutine qui a poussé Emmanuel Macron à être plus ferme, et aussi le fait que l’Ukraine est dans une passe extrêmement difficile. Beaucoup d’Occidentaux se sont dit qu’avec l’aide apportée, l’Ukraine allait pouvoir se défendre. Les lignes rouges sont tombées les unes après les autres », analyse l’ancienne ambassadrice de France à Moscou.

« Il y a une évolution constante vers un durcissement »

Les Occidentaux ont d’abord envoyé des munitions. Puis c’est le tabou des chars lourds qui est tombé, avant que le principe d’envoi d’avions de chasse soit mis sur la table. Le 15 mai 2023, Emmanuel Macron annonçait avoir « ouvert la porte pour former des pilotes » de chasse ukrainiens « dès maintenant ». Mais dans les faits, les Ukrainiens n’ont reçu pour l’heure ni F16 américains, ni Mirage 2000 français.

« Il a compris que Poutine l’avait trompé personnellement. Poutine avait donné sa parole à certains leaders qu’il n’y aurait pas d’invasion à grande échelle, quelques jours avant », a expliqué dans un entretien au Monde, le 11 mars dernier, Volodymyr Zelensky. « Il a fallu un certain temps, mais le résultat est là », se réjouit aujourd’hui le président ukrainien.

Une colombe métamorphosée en faucon, Emmanuel Macron ? « Non, pas vraiment. Il y a une évolution constante vers un durcissement. Cela s’est dégradé progressivement », remarque Jean de Gliniasty. Le directeur de recherche de l’Iris souligne qu’au début de la guerre, « la Russie semblait perdre. Donc le Président disait qu’il ne fallait pas humilier la Russie. Maintenant que l’Ukraine semble perdre, il marque son soutien à l’Ukraine. Il y a une certaine cohérence à tout cela ». « Il y a l’idée qu’une victoire trop écrasante, de l’un ou de l’autre, conduirait à une déstabilisation », insiste l’ancien ambassadeur, qui ajoute :

 Quelle que soient les maladresses de ses formulations, je vois quand même une certaine cohérence dans la ligne du Président. 

Jean de Gliniasty, ambassadeur de France en Russie de 2009 à 2013

La rhétorique guerrière se met en place

Sur le plan militaire, la contre-offensive ukrainienne a connu un succès limité. Plus récemment, on observe des percées russes, face à une armée ukrainienne en situation délicate, confrontée au manque de munitions. Résultat, l’armée de Vladimir Poutine grignote du terrain en direction de l’ouest. Des signes inquiétants qui expliquent aussi le changement de cap, ou du moins de ton, du Président.

La rhétorique guerrière se met petit à petit en place. Le tournant intervient le 26 février dernier, à l’issue d’une conférence sur l’Ukraine, qui rassemble à Paris les 27 Etats membres de l’Union européenne. Répondant à une question d’un journaliste, le chef de l’Etat semble alors briser un nouveau tabou. « Il n’y a pas de consensus aujourd’hui pour envoyer de manière officielle, assumée et endossée, des troupes au sol. Mais en dynamique, rien ne doit être exclu. Nous ferons tout ce qu’il faut pour que la Russie ne puisse pas gagner cette guerre », affirme un Emmanuel Macron soudainement va-t-en-guerre, disant « assumer » une « ambiguïté stratégique ».

Après une forme de rétropédalage du premier ministre ou du ministre des Armées, Emmanuel Macron maintient sa ligne et continue à revendiquer depuis son ambiguïté. Devant les chefs de partis, il assure qu’il n’y pas « aucune limite ». « Si la Russie gagne cette guerre, la crédibilité de l’Europe sera réduite à zéro » et « la vie des Français changerait », alerte jeudi soir Emmanuel Macron lors de son entretien. Problème : après sa sortie fin février, le président de la République s’est retrouvé aussitôt isolé, le chancelier allemand, Olaf Scholz, comme les Etats-Unis ou l’Otan, prenant clairement leur distance après ses déclarations.

Ne pas « exclure » l’envoi de troupes, « une erreur diplomatique » d’Emmanuel Macron, selon l’ancien ambassadeur Jean de Gliniasty

Si ses propos ont pu paraître sur le coup comme une forme d’improvisation, l’option d’envoi de troupes a bien été réfléchie au sein de l’état-major – c’est le rôle des militaires d’anticiper toutes les éventualités. Emmanuel Macron lui-même évoquait l’idée, cinq jours plus tôt, comme le raconte Le Monde : « De toute façon, dans l’année qui vient, je vais devoir envoyer des mecs à Odessa », lâche, un brin désinvolte, le chef de l’Etat, rapporte le quotidien.

Le 26 février, à l’issue de la conférence, « il s’est exprimé relativement prudemment. Il a dit « rien n’est exclu ». Mais c’était une erreur, il faut le dire. Car cela a suscité une réaction de nos grands partenaires. Cela a joué un rôle inverse vis-à-vis du Kremlin, qui a dit, vous voyez bien, personne ne veut intervenir. Je pense que cela a été une erreur diplomatique », tranche Jean de Gliniasty. « Il y a un message, un avertissement aux Russes, tout en restant dans l’ambiguïté », continue-t-il. Mais pour l’ancien ambassadeur à Moscou, « il faut marcher sur ses deux jambes : l’aspect militaire et l’aspect diplomatique. Et pour l’instant, je ne vois pas ce dernier ».

« Il a voulu marquer les esprits en montrant que c’est la France qui fixait la ligne »

Les enjeux intérieurs français, avec les élections européennes de juin, ne sont pas à écarter pour expliquer le durcissement d’Emmanuel Macron. Cherche-t-il à dramatiser l’enjeu, comme il l’a fait lors de la présidentielle 2022 en sachant utiliser ses habits de chef de guerre ? « Probablement, car c’est un facteur de différentiation, qui est souligné avec le RN », pense Jean de Gliniasty, « mais pas sûr que ce soit forcément une bonne idée. Il y a une partie importante de la population qui ne veut pas faire la guerre avec la Russie ».

« Ce qui a justifié ces propos, c’est la difficulté de l’Ukraine sur le terrain militaire. Beaucoup ont espéré, après la contre-offensive de 2023, que l’Ukraine arriverait in fine à repousser les Russes. On s’est bercé d’illusions », pense de son côté Sylvie Bermann. « Il a voulu marquer les esprits en montrant que c’est la France qui fixait la ligne », ajoute la diplomate, « mais le rapport de force tient de l’unité des Européens et des Occidentaux. Or tout le monde a dit pas question d’envoyer des troupes. Peut-être qu’il l’a dit trop tôt. Tout dépendra maintenant de la diplomatie. Soit vous la faites en amont pour avoir un accord, soit en aval, pour essayer de rattraper les choses ».

« Ce désaccord franco-allemand est un signe de faiblesse »

Et la diplomatie passe par Berlin ce vendredi, où Emmanuel Macron a rencontré ses homologues allemand et polonais, dans l’espoirs d’aplanir les divergences. Pour Sylvie Bermann, « c’est dommage qu’il y ait cette brouille. Ce désaccord franco-allemand est un signe de faiblesse. Je ne pense pas que Scholz va changer de position. Les Allemands ont une autre histoire que la nôtre vie à vie de la Russie, c’est aussi ce sentiment de culpabilité très fort qui les rend très réticent à l’égard de Moscou ». « L’Allemagne a ses propres considérations », ajoute Jean de Gliniasty, entre nostalgie du temps de la RDA, et présence russe. « Il y a beaucoup de russes qui ont émigré en Allemagne, et ceux-là voudraient de bonnes relatons avec la Russie », note le chercheur de l’IRIS.

Mais même unis, les Européens auront du mal à peser véritablement. « Je crois que dans l’esprit des Russes, le véritable interlocuteur, ce sont les Etats-Unis, sur le plan militaire ou financier », soutient Jean de Gliniasty. L’ancien diplomate pense que « les Russes attendent paisiblement les élections de novembre, aux Etats-Unis, et essaient d’avoir le maximum de gains territoriaux pour la grande négociation à venir, avec le Président américain, quel qu’il soit ».

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