Le Bundestag vote ce mardi un plan dit « bazooka » de 500 milliards d’investissements, ainsi qu’un assouplissement du frein à la dette constitutionnel pour les dépenses de défense. C’est un tournant majeur pour l’Allemagne ?
Cela faisait un certain temps déjà que l’opinion publique et les dirigeants allemands s’étaient enfin convaincus que le frein à la dette était une bêtise. Ils se sont rendu compte que ça les avait empêchés de moderniser leurs infrastructures, de préparer les transitions énergétiques et numériques ainsi que de renforcer leur défense. Un certain consensus au sein de la classe politique allemande s’est construit pour faire sauter ce mécanisme [limitation de l’emprunt à 0,35 % du PIB par an et interdiction pour les Länders de s’endetter, ndlr]. La disparition du parti libéral [le FDP, qui n’a pas dépassé la barre des 5 % permettant d’envoyer des députés au Bundestag lors des élections de février dernier, ndlr] a aussi aidé, puisque c’était le dernier parti qui y restait attaché.
C’est une rupture majeure. On peut noter que c’est quand même dommage : les Allemands vont emprunter 500 milliards à des taux d’intérêt qui sont aujourd’hui à 3 % (même pour eux), alors qu’ils auraient pu les emprunter pratiquement gratuitement il y a cinq ans, quand il y avait même des taux d’intérêt négatifs. C’est un retournement bienvenu et très important, mais il n’est pas du tout certain que ça nous favorise réellement. Ce consensus repose sur un investissement très souverainiste, plutôt au profit de l’industrie allemande qu’au profit de l’industrie européenne, que ce soit sur l’industrie de défense ou du numérique.
L’industrie allemande est en crise, notamment depuis l’explosion des prix de l’énergie. Au-delà de la situation géopolitique, est-ce un paramètre qui a joué pour lever ce frein à la dette ?
Oui, il y a un lien avec la situation économique générale. Il ne faut pas surestimer la question des prix de l’énergie dans les difficultés actuelles de l’industrie allemande. Les difficultés de l’industrie automobile à s’adapter à l’électrique sont probablement beaucoup plus déterminantes que les prix de l’énergie. L’industrie lourde et très énergivore était déjà marginale en Allemagne, même si c’est un secteur qui reste plus important là-bas que chez nous. Typiquement Rheinmetall [groupe d’armement allemand, ndlr] va racheter des usines Volkswagen pour fabriquer des armes.
Ce revirement économique interroge d’autant plus qu’il vient de la CDU. Friedrich Merz est un disciple de Wolfgang Schäuble, l’incarnation de l’austérité budgétaire européenne. Comment l’expliquer ?
Ce n’est pas si étonnant que tout cela vienne de la CDU, parce que ce sont eux qui sont au fond en position de le faire. D’une part parce que Scholz et le SPD étaient coincés par leur coalition avec le FDP jusque-là, et d’autre part parce que c’est plus facile pour la droite de faire sauter le verrou budgétaire que pour la gauche, soupçonnée d’être laxiste sur ces questions.
Comment cela s’insère dans les discussions autour d’un contrat de coalition et l’après-élection ?
Personne n’était sûr que ce plan verrait le jour. Tout s’est passé très vite et le SPD, les Verts et la CDU ont fini par trouver un accord. Ce qui explique tout ça c’est l’urgence absolue : il fallait une majorité des ⅔ qui n’allait plus être possible dans le futur Bundestag élu il y a quelques semaines. Il aurait fallu négocier ce vote avec le parti Die Linke [gauche radicale, ndlr], donc il fallait trouver un accord CDU-SPD-Vert pour le faire tout de suite, ils étaient presque obligés. Je ne vois pas cet accord être remis en cause ensuite. Die Linke ne va pas vouloir faire de la surenchère en s’opposant à la fin du frein à la dette. L’AfD en fera sans doute, mais je ne suis pas sûr que ça marche beaucoup. Il y a quand même un consensus assez large.
C’est un tournant économique, mais aussi – et peut-être surtout – géopolitique. On voit dans les déclarations de Merz un début de désalignement atlantiste, l’Allemagne investit dans le réarmement… C’est la fin de 80 ans d’histoire ?
Les déclarations de Merz après les élections étaient effectivement impensables pour un chancelier allemand il y a encore quelques mois. Mais c’est un tournant qui a une histoire malgré tout. En 2002, la décision de Schröder de ne pas suivre les Etats-Unis sur l’affaire irakienne était déjà une rupture majeure. Aujourd’hui aussi c’est une rupture majeure, il va falloir observer comment cela se traduit effectivement dans les négociations commerciales. Je vois parfaitement les Allemands être prêts à céder à Trump sur des achats d’armement ou d’énergie pour que l’automobile et l’industrie pharmaceutique allemande puissent continuer à exporter aux Etats-Unis. Donc ce n’est pas la fin de l’histoire, mais c’est un tournant majeur pour eux, et pour tous les atlantistes convaincus en Europe, comme les Polonais.
C’est une bonne nouvelle pour le couple franco-allemand ?
Je ne vois là-dedans aucun impact positif pour le couple franco-allemand. Ce plan d’investissement se fait dans une optique souverainiste, et si quelque chose s’en trouve renforcé c’est probablement l’axe polonais-allemand plutôt que l’axe franco-allemand. Il y avait déjà une bisbille autour de l’affaire du bouclier antimissile européen proposé par l’Allemagne aux pays de l’est de l’Europe sans nous associer, et ça va continuer comme ça.
Emmanuel Macron rencontre pourtant Friedrich Merz aujourd’hui…
Il est possible qu’il s’entende mieux avec Merz qu’avec Scholz à titre personnel, mais les dynamiques profondes qui font que le couple franco -allemand pèse de moins en moins en Europe sont toujours là. On est géographiquement au bout de l’Europe et les zones les plus sensibles géopolitiquement sont l’Europe centrale et orientale. La Pologne va devenir plus riche en PIB par habitant que le Japon l’année prochaine, et l’armée polonaise est plus nombreuse que la nôtre. Sur le plan économique, démographique et militaire, l’Ukraine va aussi peser de plus en plus lourd.
Résultat, l’Allemagne est tournée vers l’Europe centrale et orientale et ça devrait se poursuivre tant que l’épreuve de force avec Poutine est là. D’autant plus que la France ne fait pas ce qu’il faut pour que ça s’arrête. Emmanuel Macron se comporte en Europe comme en France, et les grands discours à la Sorbonne ne suffisent pas. Le sujet sur lequel la France pourrait être porteuse c’est de tourner l’Europe vers la Méditerranée et l’Afrique. C’est là-dessus que l’on pourrait peser plus avec les Italiens et les Espagnols pour avoir une politique méditerranéenne dynamique.