Russians hit Kharkiv with S-300 missile at night

Guerre en Ukraine : Face à l’offensive russe à Kharkiv, « la perspective de négociation devient un élément entendable », analyse Emmanuel Dupuy

Alors que la guerre fait rage sur le front ukrainien, avec une intensification des combats près de Kharkiv, deuxième plus grande ville du pays, Kyiv a reconnu dans la nuit de dimanche à lundi, des « succès tactiques » de l’armée russe. Quelques heures plus tôt, le Kremlin avait annoncé le remplacement de Serguei Choigu, historique ministre de la Défense de Vladimir Poutine. Comment interpréter ces différents événements ? Analyse avec Emmanuel Dupuy, président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE), spécialiste des questions internationales.
Alexis Graillot

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Comment analysez-vous le limogeage de Sergueï Choïgou, ministre de la Défense depuis près de 12 ans et figure historique de la guerre, alors même que la Russie semble reprendre le dessus sur le front ? Et que sait-on de son successeur, Andrey Belousov ?

 

Tout d’abord, il s’agit davantage d’un remplacement que d’un limogeage. Les nouvelles fonctions de Sergueï Choïgou ne sont pas si dégradantes que cela, puisqu’il est nommé au poste de secrétaire du conseil de sécurité, un poste éminemment important en Russie. En outre, il devient vice-président de la Commission du complexe militaro-industriel et dirigera le Service fédéral de coopération militaro-technique. Ainsi, nous devons nous préserver d’une lecture trop « occidentale » sur la hiérarchie des pouvoirs en Russie. En réalité, il faut davantage y voir un jeu de chaises musicales, la vraie nouveauté n’étant pas le remplacement de Choïgou, mais la nouvelle fonction à venir de Nikolaï Patrouchev (NDLR : secrétaire du conseil de sécurité de 2008 à 2024), celui-ci étant amené à occuper de nouvelles fonctions. De plus, il convient de noter la montée en puissance du fils de ce dernier, Dmitry Patrouchev, actuel ministre de l’Agriculture, en charge de l’environnement, qui est promu vice-premier ministre.

Quant à Andreï Belousov, il a 65 ans et dispose d’un profil relativement technocratique puisqu’il fut ministre du développement économique (2012-2013), conseiller économique du Président (2013-2020), et premier vice-premier ministre depuis janvier 2020. Sa nomination prouve en tout cas que la guerre va continuer, et plus encore, donne la dimension d’un plein régime de l’économie de guerre, à l’image des 80/100 km2 reconquis par la Russie au cours de ces deux dernières semaines. A noter que Belousov fait également partie du cercle rapproché de Poutine, sous l’objet de sanctions occidentales, depuis 2022.

Enfin, le sort de l’état-major reste en suspens, puisque si son chef, Valeri Gerasimov a pour l’instant été confirmé, la question de son maintien est toujours posée, étant donné ses très mauvaises relations avec Belousov. Le sort des généraux déchus, a l’instar des généraux Surovikin (chef de l’état-major des forces aériennes) et Teplinsky (chef des troupes aéroportées) reste, également, en suspens.

Néanmoins, toutes ces manœuvres prouvent que les questions de défense sont plus que jamais affichées en priorité n°1. A ce titre, les dépenses militaires concernent 6.7 % du PIB russe, qui correspondent plus ou moins au budget de la défense soviétique des années 1980, avec également une augmentation de 68 % du budget fédéral dans le secteur. Désormais, la guerre en Ukraine consomme 30% des dépenses fédérales. De fait, ces nouvelles nominations ne font que confirmer et renforcer le rôle du complexe militaro-industriel russe, à la grande satisfaction des nationalistes et des siloviki (securitocrates) qui constituent le noyau dur du Kremlin.

 

L’armée ukrainienne a reconnu ce lundi, des « succès tactiques » russes dans la région de Kharkiv. Y a-t-il un risque réel de voir la ville tomber et cela représenterait-il un tournant majeur dans le conflit ?

 

Si Kharkiv tombait, ce serait effectivement un tournant qui confirme l’idée que la perspective de négociation se rapproche, ou qu’elle deviendrait en tout cas, un élément audible et entendable, un certain nombre de responsables politiques ukrainiens expliquant que dans l’état actuel de la mobilisation, mais également les attentes de plus en plus impatientes des livraisons des armes, pourraient accélérer le processus. Si le front ukrainien peut maintenir le cap économiquement, cela devient difficile humainement.

 

De fait, est-ce bien raisonnable pour l’armée ukrainienne de s’attaquer à des villes russes frontalières, à l’image de Belgorod et Volgograd, bombardements qui ont fait plusieurs morts côté russe ?

 

Cela peut paraître à première vue paradoxal, mais pour protéger Kharkiv, il faut éloigner la menace russe. La contre-offensive menée par le régime du Kremlin vise à rapprocher le front à capacité de tir d’artillerie (20/25 km), raison pour laquelle il y a sans doute eu de la part des dirigeants occidentaux, une perception insuffisamment prégnante de la nécessité de fortifier la frontière, afin de ne pas véhiculer le sentiment à la Russie que celle-ci était agressée. Les Ukrainiens ont bien compris que c’est en frappant en Russie que l’opinion publique russe peut voir son soutien à la guerre, diminuer.

Comme vous avez pu l’observer, il existe de plus en plus de voix dissonantes en Russie, qui se sont notamment cristallisées autour des funérailles d’Alexeï Navalny (NDLR : décédé le 16 février dernier dans le camp d’internement où il était détenu), pour dénoncer une « guerre improbable ». Néanmoins, on est en Russie avec un état d’esprit très différent de celui qui prévaut en Occident. Ce ne seront pas quelques mobilisations ou manifestations qui feront plier le pouvoir et l’opinion publique. D’autant plus que si Navalny était l’opposant n°1 à Poutine, il n’a pas toujours eu des positions défendant la légitimité du régime de Kiev (NDLR : en 2012, il déclarait à propos des Ukrainiens et des Russes : « En fait, nous sommes une seule nation »).

 

On est seulement quelques jours après la fête de la victoire en Russie où Poutine n’a pas pu annoncer d’avancée majeure, continuant d’agiter le spectre nucléaire. La prise de Kharkiv semble-t-elle dès lors, le seul moyen pour le chef du Kremlin, de se renforcer ?

 

Je ne suis pas certain que l’objectif de l’armée russe réside dans la prise de Kharkiv. En revanche, je pense que l’objectif de Moscou demeure de se rapprocher le plus possible des abords de la ville, afin d’être à portée de tirs d’artillerie et multiplier ainsi l’intensité des attaques. Toutefois, on peut considérer cet objectif comme étant un aveu d’échec car, en s’attaquant à la deuxième ville du pays, cela signifie que l’on ne se sent pas en capacité d’affronter la première [à savoir Kiev].

 

Cependant, le contexte international ne se prête également pas à un soutien militaire plus important pour Kyiv…

 

Vous avez raison, le contexte est favorable à une pression maximale sur Volodymyr Zelensky sur le fait que, in fine, l’Ukraine va devoir rentrer dans le tunnel très long aboutissant à la perspective de négociations. Le contexte le plus important n’est pas celui des élections européennes où le conflit entre Israël et le Hamas devrait occuper une place plus importante, de même que les questions migratoires et sécuritaires. En revanche, l’événement le plus important à venir, ce sont les élections américaines du 5 novembre prochain, avec une pression maximale sur les deux candidats. D’un côté, le président sortant, Joe Biden souhaite envoyer le plus vite possible les 57 milliards d’euros qu’il a réussi à débloquer au Congrès après d’intenses mois de tergiversations, alors que de son côté, Donald Trump, s’il ne compte pas abandonner purement et simplement l’Ukraine, souhaite mettre des conditions très strictes au maintien de l’aide militaire, à savoir la perspective de négociations.

En outre, les Etats-Unis font face à des difficultés financières importantes car ils ont également d’autres conflits qu’ils doivent gérer, à l’image de la guerre entre Israël et le Hamas. Quant à l’Europe, elle est très divisée sur le sujet, à l’aune d’une présidence semestrielle hongroise du Conseil européen, qui pourrait ralentir l’aide à l’Ukraine.

 

A côté de ce soutien fragile des pays occidentaux, la Russie semble consolider son alliance avec la Chine. Comment analysez-vous ce soutien, et la visite de Xi Jinping en France est-elle de nature à questionner le soutien de la Chine à l’invasion russe ?

 

Votre question me permet de faire la boucle sur les nouvelles nominations au sein du secteur de la défense russe, qui se base sur le modèle chinois. Poutine le confirmera lorsqu’il effectuera sa visite d’Etat en Chine dans quelques jours, la Russie est aujourd’hui vassalisée par la Chine. La Russie sait très bien qu’elle a besoin de la coopération bilatérale avec le régime de Pékin, qui de son côté, sait pertinemment qu’elle n’a pas besoin de la Russie. En cela, on constate une forme de « sinisation » de l’économie russe au grand dam de plusieurs responsables économiques, que conforte l’asymétrie de la balance commerciale (ndlr : 240 milliards de dollars en 2023) entre Moscou et Pékin, a l’instar de l’augmentation des importations chinoises, notamment militaires.

En ce qui concerne la visite de Xi Jinping en France, elle ne fait partie que d’un piège qui se referme sur nous-mêmes, qui nous a mis dans la même nasse que la Serbie et la Hongrie, alors que le président serbe, Aleksander Vucic, n’a pas hésité à avancer que « Taïwan, c’est la Chine ». Cela montre la coopération plus ou moins forte qui unit le front oriental de l’Europe, réuni sous la bannière du groupe des 16 et la Chine de Xi Jinping. Si le président de la République français continue de défendre un « et en même temps ferme », sous la forme d’une ambiguïté stratégique, seuls certains pays pourraient soutenir intellectuellement cette initiative, à l’image des pays baltes, mais ne seraient en revanche, pas en capacité d’y répondre sur le plan militaire. Emmanuel Macron est également en train de focaliser les critiques, car Pierre Lévy, ambassadeur de France en Russie, fut le seul ambassadeur des pays occidentaux qui soutiennent l’Ukraine, à être présent aux cérémonies du 9 mai.

 

Vous évoquiez tout à l’heure qu’au vu de la situation sur le front, les négociations devenaient un élément entendable. Néanmoins, de son côté, l’Ukraine ne souhaite pas faire la moindre concession sur son territoire. Qu’attend la Russie ?

 

Qu’on tienne compte de ses avancées militaires. Fut une période où le point culminant de l’occupation territoriale russe avoisinait les 25 à 30% du territoire ukrainien (mars 2022) alors qu’aujourd’hui, nous nous situons plutôt aux alentours de 15/16%. La contre-offensive russe du printemps vise ainsi à arriver dans la négociation avec la meilleure main possible. La donne a changé par rapport à septembre 2022, où l’Ukraine avait mené une offensive couronnée de succès, ayant permis de récupérer 12 000 km2. Pour le Kremlin, il serait sans doute acceptable qu’on ne remette plus en cause la russification des oblasts du Donbass, notamment dans le cadre des référendums illégaux de septembre 2022, en même temps qu’assurer la continuité territoriale entre la Crimée, annexée en mars 2014. Du côté de Kyiv, ce qui est acceptable pour la Russie, c’est l’inacceptable.

Au-delà de Kharkiv, quels seront les enjeux sur le front pour les prochaines semaines et les prochains mois ?

 

L’enjeu principal sera de surveiller la Crimée, maillon faible sur lequel les Ukrainiens et les Russes adoptent une perception différente. La Crimée est symboliquement déterminante pour la Russie, mais c’est également la moins défendue car l’armée a préféré concentrer ses troupes sur les 800 km de front, sur la rive gauche du Dniepr.

En frappant symboliquement le pont de Kertch [en Crimée], en bombardant l’état-major de la marine à Sébastopol, comme en septembre dernier, en détruisant des navires, une quinzaine sur les 70 que compte la flotte de la mer Noire (soit 20%), en affaiblissant et en obligeant la flotte de la mer Noire à modifier ses bases – de Sébastopol vers Novorossiysk, et à s’éloigner des côtes ukrainiennes, Kyiv souhaite marquer les esprits. Ces frappes sont néanmoins la preuve qu’avec des missiles précis comme les SCALP-EG français, les Storm Shadow britanniques, ou encore les HIMARS et bientôt ATACMS américains ainsi que leur propres missiles Ukrainiens, Neptune, il existe un réel danger pour la Russie de voir ses positions fragilisées.

Deuxièmement, il faut regarder la conquête du Donbass, conquis aujourd’hui à 95% à Louhansk, mais beaucoup moins du côté de Donetsk (60%) afin d’obtenir un résultat militaire à la suite des référendums illégaux de septembre 2022.

Ensuite, il me paraît évidemment important de regarder l’avancée autour de Kharkiv et la manière dont les Russes vont continuer à cibler – par voie balistique et via leurs drones – les infrastructures critiques, notamment électriques et énergétiques du pays, même si cet élément sera peut-être moins prégnant alors que le printemps s’installe.

Enfin, il conviendra de surveiller la manière dont l’Ukraine se protège des agressions balistiques et des drones. L’amélioration de sa défense antiaérienne montre que l’Occident a compris qu’elle constituait un axe d’effort non-négligeable pour contrer l’armée russe.

De ce point de vue, alors que Volodymir Zelensky continue de demander sept systèmes de défense sol-air Patriot, l’Allemagne consent, désormais, à en livrer un troisième sur le sol ukrainien. La France et l’Italie (avec la livraison de son système SAMP-T) comme l’Allemagne (via son système IRIS-T) entendent désormais garantir la protection antiaérienne que réclame depuis le début du conflit, l’Ukraine.

Un nouveau pas sera-t-il franchi avec la fourniture d’avions ? A force d’en parler, les militaires Ukrainiens se sont aguerris au matériel européen et ont aujourd’hui la capacité de mettre leurs propres militaires aux commandes de ces avions, que ce soient des Mirage 2000 français ou des F-16 des pays de l’OTAN.

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