Guerre en Ukraine : comment la France peut-elle financer les dépenses militaires supplémentaires ?

Guerre en Ukraine : comment la France peut-elle financer les dépenses militaires supplémentaires ?

Emmanuel Macron a estimé qu’il était nécessaire d’aller vers de « nouveaux choix budgétaires et des investissements supplémentaires » pour la défense. Le gouvernement pourrait activer plusieurs leviers, mêlant fonds publics et capitaux privés.
Guillaume Jacquot

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Passer la vitesse supérieure dans l’augmentation des dépenses militaires va complexifier l’équation budgétaire en France, où les finances sont en très mauvaise posture. Face à la « menace » russe, et à la suspension du soutien américain à l’Ukraine, Emmanuel Macron a défendu durant son allocution télévisée la nécessité d’assurer une autonomie stratégique en Europe. Ce qui passera par de lourds investissements.

« Nous aurons à faire de nouveaux choix budgétaires et des investissements supplémentaires. Ce seront de nouveaux investissements qui exigent de mobiliser des financements privés, mais aussi publics, sans que les impôts ne soient augmentés », a développé le chef de l’État. Et d’ajouter : « Pour cela, il faudra des réformes, des choix, du courage. » Le ministre des Armées a donné ce matin sur France Inter une idée de la cible à atteindre. Il estime que « notre armée pourrait atteindre un poids convenable autour de 90 milliards d’euros par an ». Pour rappel, le budget de la Défense représente 50,5 milliards d’euros (hors retraites) en 2025. Selon la loi de programmation militaire, ce montant poursuivra sa progression, pour atteindre 67 milliards en 2030.

La fin des reports de crédits ?

Spécialiste du budget de la défense au Sénat, Dominique de Legge (LR) a du mal à se projeter sur les montants évoqués par le ministre. « Je veux bien que l’on revoie la loi de programmation militaire, mais je ne sais pas où l’on va trouver l’argent », réagit-il auprès de Public Sénat.

Le rapporteur spécial de la commission des finances appelle déjà en premier lieu à respecter à la lettre la loi de programmation, en mettant un terme à la pratique des reports de crédits. Il s’agit d’une pratique budgétaire consistant à reporter des dépenses à l’année suivante. Le volume de ces reports a fortement augmenté depuis 2022. Ce sont ainsi 7 milliards de reports qui transitent de l’année 2024 à l’année 2025. « On a déjà des dépenses du ministère qui ne sont pas honorées », relève le rapporteur.

La piste de nouvelles économies dans la dépense publique

Une fois ce problème résolu, comment faire pour muscler le budget des armées ? Le chef de l’État a invité le gouvernement à travailler « le plus vite possible » sur des propositions budgétaires. Pour le ministre de l’Économie et des Finances, Éric Lombard, il faudra dégager de nouvelles marges de manœuvre, qui s’ajouteront à la modération déjà annoncée ces derniers mois pour revenir à un déficit soutenable d’ici 2028. « Nous allons devoir dépenser plus d’argent public et donc effectivement, cela imposera plus d’efforts », expliquait-il mardi sur France Info.

Comme son ministre de l’Économie mardi, le Premier ministre a exclu de toucher aux dépenses sociales, qui représentent la moitié de la dépense publique. « Il faut renouveler complètement la vision, les projets, pour l’avenir, sans rien abandonner. Le modèle social fait partie de l’identité française », a-t-il déclaré, en marge de l’entrée en fonction de son successeur Clément Beaune au Haut-commissariat au plan. François Bayrou donne toutefois la « priorité à l’accomplissement loi de programmation militaire », tout en évoquant une future « loi de réarmement » pour aller au-delà des marches prévues de 2024 à 2030. Éric Lombard a par rappelé que « le premier levier pour équilibrer nos finances publiques » était « le taux d’emploi ».

Pour le président de la commission des affaires sociales, Philippe Mouiller (LR), les besoins massifs en termes d’armement et de sécurité vont nécessairement conduire le pays à se pencher sur les comptes sociaux, en déficit de 22 milliards d’euros cette année. « C’est tout le débat de l’effort que nous allons devoir faire pour pouvoir participer en parallèle à un investissement massif en matière de défense. Cela renvoie à la protection sociale, la question de la protection sociale, dont les retraites en font partie », a-t-il réagi sur Public Sénat. Invité de notre matinale, Claude Malhuret (Horizons), président du groupe Les Indépendants, estime pour sa part que « la question de notre modèle social se serait posée même s’il n’y avait pas de guerre en Ukraine ».

À l’heure où les partenaires sociaux se retrouvent au chevet du système de retraites, la gauche appelle également à ce que l’effort militaire n’impacte pas les dépenses de solidarité. « Je suis consciente bien évidemment du moment, et je pense effectivement que nous devons nous préparer mais certainement pas au détriment de la politique sociale », a appelé sur notre antenne la sénatrice socialiste Monique Lubin.

Mercredi, le premier président de la Cour des comptes Pierre Moscovici, à l’occasion d’une audition sur les retraites, a appelé à éviter tout nouveau recours à la dette. « Si nous voulons être capables de répondre à des menaces sur notre sol – et notre sol, c’est le sol européen – nous allons devoir faire des efforts. Et ça ne peut pas se faire au prix d’une dégradation supplémentaire de nos déficits, les plus dégradés d’Europe. »

Convaincre les Français de placer une partie de leur épargne dans le secteur de la défense

Une autre piste serait de s’appuyer de façon « volontaire », comme l’encourage le ministre des Armées, sur l’épargne des Français. L’idée serait de les encourager à placer une partie de leurs économies dans des supports finançant la défense. Deux modèles sont sur la table. Le Sénat a adopté en 2024 la proposition de loi de Pascal Allizard (LR), pour pouvoir allouer une partie des encours non centralisés du livret A (donc hors logement social) vers l’industrie de la défense. Une autre proposition de loi, portée par Rachid Temal (PS), préconise de créer un nouveau support, un « livret d’épargne défense souveraineté. » Elle n’a pas été inscrite à l’agenda pour le moment et Bercy exclut à ce stade un produit ad hoc. « L’avantage d’un produit dédié, c’est que c’est volontaire, c’est plus adapté. Cela peut devenir un véhicule rapidement adoptable dans les semaines qui viennent », défend au contraire son auteur.

En janvier, le total de l’encours sur les livrets réglementés (livret A, livret de développement durable et solidaire, et livret d’épargne populaire) atteignait 685 milliards d’euros. Celle de l’assurance vie a atteint 2 000 milliards en janvier.

Toujours dans l’optique d’attirer plus de capitaux privés, un autre axe pourrait être d’assouplir les règles en matière d’investissement, et de faciliter les prêts bancaires pour le secteur de la défense et de l’armement, souvent exclu de certaines classifications, notamment d’investissement responsable. « Beaucoup de fonds n’ont pas la possibilité d’investir dans la défense. Il y a là aussi un volant en la matière », relève le sénateur PS Rachid Temal.

Le ministre de l’Économie et le ministre des Armées vont réunir le 20 à Bercy des investisseurs privés, les assureurs, les banques, les fonds d’investissement « afin de les mobiliser, d’abord pour modifier leurs règles de fonctionnements, et mobiliser l’épargne privée », annonçait le 5 mars Éric Lombard devant les députés. « Il y aura à la fois un effort privé et public à réaliser, pour que l’on atteigne les objectifs », encourage le sénateur (Union centriste) Olivier Cigolotti.

La mobilisation de financements européens

Parmi les autres leviers, la France pourrait aussi compter sur la force de frappe européenne. Il ne s’agit à ce stade que de propositions, de la Commission européenne. Sa présidente Ursula von der Leyen défend notamment une dérogation au Pacte de stabilité et de croissance pour permettre aux États membres de dépenser davantage pour la défense, sans être visés par une procédure de déficit excessif. Bruxelles évalue ainsi à 650 milliards d’euros la marge de manœuvre budgétaire qui pourrait être dégagée par l’ensemble des États membres.

La Commission veut également permettre aux États d’avoir accès à une facilité de prêt pour les dépenses militaires, qui serait garantie par le budget européen. Elle pourrait aller jusqu’à 150 milliards d’euros. Cette solution laisse sceptique le sénateur LR Dominique de Legge. « Si on fait un emprunt aujourd’hui, que ce soit en Europe ou en recourant à des particuliers, il faudra bien le rembourser. On augmentera alors la contribution des États au budget européen », relève le parlementaire d’Ille-et-Vilaine.

Le « réveil stratégique » des Européens, et les annonces de nouveaux plans d’investissements militaires, notamment à Berlin et Paris, a en tout cas nettement renchéri le coût des emprunts européens. Entre le 4 et le 6 mars, le taux d’emprunt à 10 ans de la France est passé de 3,19 % à 3,60 %. Le taux du bond du trésor allemand à la même échéance est désormais à 2,90 %, contre 2,46 % deux jours auparavant.

Une pression sur la mise en place de nouvelles recettes exceptionnelles ?

Face à l’ampleur des besoins et, étant donné la difficulté budgétaire à laquelle fait face la France, de nombreux responsables à gauche prennent le chef de l’État à contre-pied et demandent de ne pas exclure une solution fiscale. « Le gouvernement s’évertue à ne pas parler de nouvelles recettes. Il le faudra bien pourtant », insiste la socialiste Monique Lubin. « Nous demandons que l’économie de guerre brandie par le président de la République se concrétise sous la forme d’un patriotisme fiscal bien plus exigeant envers les plus fortunés », a également exigé le président du groupe écologiste Guillaume Gontard, lors du débat organisé au Sénat sur l’Ukraine, mardi.

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