Comment financer la défense européenne et le soutien militaire à l’Ukraine ? Face à la menace russe et depuis la suspension de l’aide américaine à Kiev, la question se fait de plus en plus pressante. Le 6 mars, les dirigeants européens ont validé le plan de Bruxelles visant à « réarmer l’Europe », en mobilisant 800 milliards d’euros.
En France, la question du financement de cet effort fait déjà débat. Dans son allocution du 5 mars, Emmanuel Macron a assuré aux Français que la relance de l’industrie de la défense ne passerait pas par des hausses d’impôts. Dans ce contexte, pourquoi ne pas mobiliser les plus de 200 milliards d’euros d’actifs russes, qui dorment dans les banques européennes en raison des sanctions contre Moscou ? Si l’idée semble séduisante, elle pose en réalité quelques difficultés. Explications.
Avoirs russes : de quoi parle-t-on ?
Depuis le début de l’invasion russe en Ukraine, en février 2022, l’Union européenne a imposé un certain nombre de sanctions à la Russie. Outre les sanctions économiques, qui restreignent notamment les échanges commerciaux avec les Etats membres, certaines mesures ciblent directement une liste de plus de 2 000 personnalités. C’est le cas du gel des avoirs. « Tous les comptes appartenant aux personnes et entités inscrites sur la liste, ouverts dans des banques de l’UE, sont gelés. Il est également interdit de mettre à leur disposition, directement ou indirectement, des fonds ou des avoirs », explique la Commission européenne.
Le règlement européen permettant ce gel des avoirs est en vigueur depuis 2014, avec l’annexion de la Crimée. Le texte justifie cette mesure par « la probabilité que les avoirs concernés serviraient autrement au financement de la guerre d’agression menée par la Russie contre l’Ukraine ». Dix ans plus tard, la Commission estime que 210 milliards d’euros d’actifs bancaires sont bloqués dans l’UE, auxquels il faut ajouter près de 25 milliards d’euros d’avoirs privés. Une large partie de ces fonds sont détenus par la société belge Euroclear. La plateforme de dépôts de fonds est aujourd’hui la cible de menaces, une enquête conjointe du Monde et de plusieurs médias européens a révélé que plusieurs membres de la direction étaient placés sous protection policière.
Quels fonds russes sont déjà utilisés par l’Union européenne ?
Pour éviter que ses clients ne laissent trop de liquidités sur leur compte, Euroclear leur facture des intérêts. Les personnalités russes visées par les sanctions européennes doivent donc s’en acquitter, ce qui représente de nouveau une somme non négligeable. Selon une estimation des Echos, les intérêts générés par les avoirs russes gelés pourraient ainsi s’élever à 7 milliards d’euros, pour la seule période fiscale de 2024 à 2025.
Le 8 mai dernier, les Etats membres se sont accordés pour utiliser ces intérêts pour soutenir la défense ukrainienne. Même si les avoirs russes ne sont pas mobilisés en tant que tel, la manne financière qu’ils représentent est donc déjà utilisée par l’Union européenne de façon indirecte. En octobre dernier, les pays du G7 ont conclu un accord pour octroyer à l’Ukraine un prêt de 50 milliards de dollars, qui sera remboursé par les intérêts des actifs russes. L’Union européenne doit contribuer à ce prêt à hauteur de 18 milliards d’euros et a déjà débloqué une première tranche de 3 milliards en janvier.
De son côté, la France aussi utilise cette méthode pour dégager des fonds de soutien à l’Ukraine. Dans un entretien à La Tribune dimanche, publié ce 9 mars, le ministre des Armées annonce débloquer « une nouvelle enveloppe de 195 millions d’euros », grâce aux intérêts des avoirs russes. Cette aide doit permettre de livrer des obus et des bombes, mais aussi de céder des chars français à l’armée ukrainienne, détaille Sébastien Lecornu.
Que dit le droit sur la saisie des avoirs ?
Si la piste d’une véritable saisie des avoirs est pour le moment écartée, c’est d’abord pour des questions juridiques. Le règlement du Conseil européen qui encadre le gel des avoirs précise bien qu’il s’agit d’une mesure visant à « empêcher tout mouvement, transfert, modification, utilisation, manipulation de fonds qui aurait pour conséquence un changement de leur volume, de leur montant, de leur localisation, de leur propriété ». En résumé, aucune action n’est possible sur des avoirs gelés, y compris un changement de propriétaire.
« Il est erroné de penser que ces avoirs peuvent être mobilisés rapidement et sans contestation », estime ainsi Patrick Martin-Genier, enseignant à Sciences Po et spécialiste des questions européennes, auprès de Public Sénat. « Bien qu’il soit théoriquement possible d’adopter des lois permettant la confiscation, ces mesures restent rares et sont de toute façon soumises à des voies de recours juridiques », ajoute-t-il.
Des voix s’élèvent tout de même pour contester cette analyse juridique. Dans une tribune publiée par Le Monde il y a un an, un collectif d’universitaires et de juristes justifie ainsi la saisie des avoirs russes au nom du « droit coutumier international ». Les chercheurs se réfèrent à un document de l’ONU, intitulé « La responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite », qui précise : « Un Etat qui a subi des dommages causés par un autre Etat peut prendre des contre-mesures, comme la confiscation des avoirs de l’agresseur, afin de l’obliger à réparer les préjudices qu’il a causés. »
Qu’en pensent les Etats membres ?
En Europe, le débat s’est ouvert bien avant le retrait du soutien américain à l’Ukraine. Dès le mois de décembre, la cheffe de la diplomatie européenne, l’Estonienne Kaja Kallas, avait suggéré dans un entretien au Guardian que saisir les avoirs russes serait légitime face à « tous les dommages que la Russie a causés à l’Ukraine ». Le Premier ministre polonais Donald Tusk a également pris résolument position pour. « Assez parlé, il est temps d’agir ! Finançons notre aide à l’Ukraine à partir des avoirs russes gelés », a-t-il plaidé dans un tweet.
Pour le moment, cette option est en revanche écartée par la France. « Capturer [ces avoirs] serait un acte contraire aux accords internationaux », rappelait le ministre de l’Economie Eric Lombard, sur le plateau de Franceinfo il y a une semaine. Au-delà du motif juridique, le gouvernement estime aussi qu’une telle décision serait économiquement risquée : la saisie des avoirs russes pourrait créer un précédent et faire fuir les investisseurs. « La confiscation pure et simple de ces actifs représenterait pour la zone euro, pour la Banque centrale européenne, un risque financier trop important qui fragiliserait les États membres au moment où ils doivent être le plus fort possible pour soutenir l’Ukraine », expliquait le ministre des Affaires étrangères, ce 3 mars devant les députés.
Qu’en pensent les partis politiques en France ?
En France, des désaccords politiques commencent à se faire entendre, jusque dans le parti présidentiel. Le 5 mars, le chef de file de Renaissance à l’Assemblée Gabriel Attal a pris la parole dans une tribune au Monde, en faveur de la saisie des avoirs. « Cette solution permettrait de faire payer la guerre à la Russie plutôt qu’à l’Europe et aux Européens, et donc aux Français », défend l’ancien Premier ministre, à rebours de son camp politique.
Les divergences existent aussi à gauche, entre des socialistes et des écologistes favorables à la mesure et des insoumis plus prudents. Du côté du Rassemblement national, Marine Le Pen demande d’abord un bilan « pour comprendre enfin à quoi servent les intérêts des avoirs russes gelés ». Les positions de chacun pourraient être rapidement clarifiées à l’Assemblée nationale, avec l’examen le 12 mars d’une proposition de résolution sur la saisie des avoirs, déposée par le groupe Liot.