Washington et Pékin ont choisi l’escalade. Alors que Donald Trump a annoncé une pause de 90 jours dans la mise en place des droits de douane pour 75 pays ouverts à la négociation, il s’engage en parallèle dans un bras de fer vis-à-vis de la Chine, qui le lui rend bien. Depuis le 2 avril, les deux superpuissances se répondent à coups de hausses de surtaxes douanières, de quoi diminuer considérablement leurs échanges. En réponse aux 145 % de droits de douane imposés par la Maison Blanche, la Chine a décidé de porter ce 11 avril ses surtaxes sur les produits américains de 84 % à 125 % dès samedi.
Avec cette fermeture du marché américain qui ne dit pas son nom, l’atelier du monde va donc devoir se mettre en quête d’autres débouchés pour écouler sa production et maintenir ses revenus. L’an dernier, le géant asiatique a exporté pour près de 440 milliards de dollars de biens vers les États-Unis. En comptant ses exportations qui transitent vers des pays tiers, le marché américain représente environ un cinquième du total de ses exportations en valeur.
Des questions se posent alors sur la destination de ces biens chinois. La Chine lorgne en particulier le Vieux continent. Ce vendredi, le président chinois Xi Jinping a appelé l’Union européenne à « résister ensemble » face à la guerre commerciale déclarée par les Américains, aux côtés du Premier ministre espagnol Pedro Sanchez.
« La Chine est encore loin d’avoir atteint une part de marché extrêmement élevée en Europe »
« L’Union européenne est la première destination d’exportation de la Chine, il est donc tout à fait naturel que les capacités excédentaires se tournent vers nous », relève Alicia Garcia-Herrero, cheffe économiste Asie-Pacifique chez Natixis. L’an dernier, l’UE était en déficit commercial avec la Chine à hauteur de plus de 300 milliards d’euros. Cette chercheuse senior au think tank européen Bruegel note au passage que le marché américain est bloqué pour le moment « seulement de façon directe, mais potentiellement aussi de manière indirecte, en fonction des résultats des négociations avec des pays comme le Vietnam, la Thaïlande ou la Malaisie, qui pourraient eux aussi faire face à des droits de douane ». La question des exportations est d’autant plus cruciale pour Pékin que sa demande intérieure est en berne, sous l’effet d’une crise immobilière persistante.
« On a une Chine qui peut paraître perdante, mais elle l’est assez peu. Elle a une capacité à trouver des débouchés à l’export assez impressionnant », rappelle Anthony Morlet-Lavidalie, économiste au pôle conjoncture et prévision de l’institut Rexecode. « Elle est encore loin d’avoir atteint une part de marché extrêmement élevée en Europe. À peine plus de 10 % de la valeur manufacturière chinoise est exportée en Europe. Les exportations chinoises pourraient pénétrer ce marché plus intensément », note cet expert.
« On va être confronté à des surcapacités sud-asiatiques », redoute Emmanuel Macron
La semaine dernière, quand la Maison Blanche a dévoilé ses tarifs douaniers « réciproques », plusieurs responsables européens ont en effet à l’esprit cette reconfiguration des flux commerciaux sur le globe. « Sur beaucoup de secteurs, on va être confronté à des surcapacités sud-asiatiques qui vont rediriger leur flux vers l’Europe. Ce sont des mécanismes qui vont avoir sur certaines de nos filières des conséquences qui peuvent être massives », a par exemple mis en garde Emmanuel Macron la semaine dernière. La présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen s’est d’ailleurs entretenue lundi avec le premier ministre chinois Li Qiang, lui proposant une « solution négociée » pour éviter en particulier la réorientation de flux commerciaux « dans les secteurs déjà touchés par la surcapacité mondiale ». Les producteurs d’acier européens, toujours en attente de la mise en place de réponses européennes concrètes, ont de quoi être inquiets.
« Le débouché numéro un de la Chine, c’est l’Asie. On voit se renforcer, à la faveur des initiatives de Donald Trump, les accords entre la Chine et les économies du Sud-Est asiatique. Il est clair que les producteurs chinois chercheront à rediriger vers l’Europe, mais ça ne sera pas si facile, cela fait un certain temps que l’Europe considère la Chine comme un rival stratégique », note toutefois Éric Chaney, expert associé à l’Institut Montaigne et ancien chef économiste du groupe Axa.
Ouverture de négociations sur le prix des véhicules électriques chinois exportés en Europe
Ces dernières années, les relations commerciales entre l’Union européenne et la Chine, accusée de pratiquer un dumping agressif, ont été particulièrement tendues. À l’automne 2023, face à des suspicions d’une concurrence inéquitable, la Commission européenne avait – on s’en souvient – ouvert une enquête antisubventions sur les véhicules électriques chinois. Un an plus tard, l’UE adoptait jusqu’à 35 % de surtaxes sur l’importation de voitures électriques depuis la Chine. En réaction, Pékin a pris des mesures de rétorsion, en ciblant les spiritueux européens, en particulier le cognac.
L’ambiance générale a pris un autre tournant ces derniers jours, dans le contexte de l’ouragan douanier américain. Hier le quotidien économique allemand Handelsblatt révélait que le commissaire européen au commerce et le ministre chinois du commerce ont convenu fin mars de résoudre le différend sur les droits de douane de l’UE par le biais de négociations. Les deux espaces économiques vont notamment étudier la possibilité de fixer des prix planchers pour les véhicules chinois.
« Dans la pratique cela peut sembler proche, mais c’est très différent des droits de douane qui, eux, sont imposés sans concertation. Là, il s’agit d’une concertation où deux pays se mettent d’accord. Le but pour la Chine étant d’écouler ses produits, et l’Europe d’éviter une invasion de produits chinois », explique Mary-Françoise Renard, professeure d’Économie à l’université Clermont Auvergne. C’est là tout le dilemme pour la Chine. « Il ne faut pas oublier que la Chine a besoin d’Europe. Elle ne va pas se fâcher », analyse cette responsable de l’Institut de recherche sur l’économie de la Chine au CERDI.
L’économiste Anthony Morlet-Lavidalie de Rexecode se montre un peu inquiet par le revirement soudain de la Commission européenne. « Il va falloir sortir d’une espèce de naïveté. J’ai le sentiment que l’Europe est une girouette qui tourne en fonction de là où souffle le vent. On déroule un peu trop le tapis rouge, et le risque c’est qu’une lame de fond finisse même par pénaliser les Etats membres qui pensent privilégier leurs intérêts », redoute l’économiste. Selon lui, « un chiffre devrait nous empêcher de dormir » : lors de la décennie 2010-2019, l’UE n’avait qu’un déficit de 100 milliards d’euros avec la Chine. Le déficit s’est considérablement creusé après la crise sanitaire puis la crise énergétique et inflationniste. Ce dernier est désormais trois fois supérieur.
L’Europe reste armée dans la négociation commerciale
Dans les discussions qui s’annoncent – avec en ligne de mire un sommet Chine-UE en juillet – l’Union européenne n’aborde pas cette séquence sans être totalement désarmée. Loin s’en faut. « Une des forces de l’Union européenne, c’est que c’est la Commission européenne qui négocie. Elle a de forts pouvoirs, délégués par ses membres et dispose de très bonnes compétences techniques, c’est son domaine d’excellence », souligne Éric Chaney. L’ancien chef économiste d’Axa rappelle que les Vingt-Sept ne manquent pas d’angles d’attaque avec Pékin, ni de bons arguments « pour que les choses ne passent à notre avantage » : disposer d’un meilleur accès à leurs marchés publics, mais aussi être « lucide et intransigeant sur la façon dont le gouvernement et les banques chinoises – totalement sous contrôle de l’Etat – subventionnent leurs industries ». Et « avec le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, nous avons un moyen de pression très puissant », ajoute-t-il.
L’Europe peut aussi activer les clauses de sauvegarde permises par l’OMC (Organisation mondiale du commerce). Ces mesures d’urgence permettent de mettre en place des restrictions sur la quantité ou de relever les droits applicables, lorsque l’accroissement d’importations menace la production nationale d’un État membre. « L’Europe a aussi des moyens pour se défendre », insiste la professeur Mary-Françoise Renard. Autre exemple : quand une usine chinoise s’installe sur le territoire européen, le marché commun peut lui imposer un contenu minimal en valeur ajoutée, pour éviter des chaînes d’assemblages de pièces entièrement manufacturées en Chine. « On ne peut pas installer une usine dite tournevis », résume l’universitaire.
Reste à connaître les assurances que la Commission européenne arrivera à décrocher dans le dialogue avec Xi Jinping, pour éviter une déstabilisation du marché européen. « Nous sommes dans une négociation très inégale, simplement parce que nous avons adopté le récit chinois selon lequel nous sommes condamnés – car abandonnés par les États-Unis – et eux sont forts. Nous devrions construire notre propre récit », préconise Alicia Garcia-Herrero.