Dissuasion nucléaire française élargie à l’Europe : « Hors sujet », ou question centrale ?
Alors que les Etats-Unis changent de stratégie et se rapprochent de la Russie, Emmanuel Macron se dit prêt à « ouvrir la discussion » sur l’élargissement à l’Europe de la dissuasion nucléaire française. Pour le sénateur LR Cédric Perrin, la question prioritaire est d’abord celle « des moyens ». Mais pour la socialiste Hélène Conway Mouret, le sujet s’impose.
Le monde géostratégique, telle que nous le connaissions, est en train de changer. Et très vite. Face au rapprochement entre les Etats-Unis de Donald Trump et la Russie de Vladimir Poutine, les Européens n’ont d’autre choix que de se prendre en main. Y compris sur la question nucléaire, s’ils ne peuvent plus bénéficier du parapluie américain.
Le futur chancelier allemand, Friedrich Merz, a demandé vendredi 28 février une discussion sur « la question de savoir si nous ne pourrions pas bénéficier du partage nucléaire ». Autrement dit, du nucléaire français. Ce à quoi Emmanuel Macron s’est dit prêt à « ouvrir la discussion » sur la dissuasion nucléaire européenne. Si les Européens « veulent avancer vers une plus grande autonomie et des capacités de dissuasion, alors nous devrons ouvrir cette discussion très profondément stratégique. Elle a des composantes très sensibles et très confidentielles, mais je suis disponible pour que cette discussion s’ouvre », a avancé le chef de l’Etat français. Le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, a ensuite précisé que la dissuasion nucléaire « restera » française « de la conception et la production de nos armes, jusqu’à leur mise en œuvre sur décision du président de la République », tout en soulignant que « nos intérêts vitaux comportent une dimension européenne ».
Cette question, et plus généralement la place que peuvent et doivent prendre les Européens sur le dossier ukrainien et face aux Etats-Unis, se pose, alors que le Parlement débat de la situation internationale. Un débat sur l’Ukraine est en effet organisé à l’Assemblée ce lundi, puis au Sénat, ce mardi.
« La priorité, c’est de savoir si les Européens sont capables ou pas de se mobiliser et de mettre les moyens », selon le sénateur LR Cédric Perrin
Mais pour Cédric Perrin, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, qui prendra la parole demain, la dissuasion nucléaire « n’est pas le sujet. On est complètement hors surjet en parlant de ça. Ce n’est pas le moment », lance le sénateur LR du Territoire de Belfort. « On a d’autres priorités pour l’instant que de se poser cette question. D’abord car la dissolution ne se partage pas. La seule question qui vaudra, le moment venu, c’est si les intérêts vitaux s‘étendent aux autres pays Européens. Mais ça, ce n’est pas un débat nouveau. C’est un débat ancien abordé par les précédents Présidents, comme l’a fait le Président Macron », ajoute Cédric Perrin.
Selon le président de la commission, le dossier en haut de la pile doit être celui des moyens. « La priorité aujourd’hui, c’est de savoir si les Européens sont capables ou pas de se mobiliser et de mettre les moyens dont nous avons besoin pour faire en sorte que nos moyens de défense progressent. Je rappelle qu’il y a encore très peu de temps, il y avait un débat au Parlement européen où certains nous expliquaient qu’il ne fallait pas investir dans la défense. Aujourd’hui, les conseils d’administration des banques donnent pour mot d’ordre – elles le réfutent, mais elles mentent – de ne pas financer la défense. De nombreuses entreprises du secteur, que ce soit des PME ou même de grands groupes, ont des difficultés à se financer sur le marché », alerte de manière concrète le sénateur LR, qui prend exemple sur « une entreprise de la défense du Territoire de Belfort qui a dû voir six banques pour trouver un financement pour une extension de locaux, car elle fabrique des munitions ». Il ajoute : « A un moment donné, il faudra que chacun se mette au garde à vous et comprenne que si demain, on n’est pas capables d’être assez dissuasifs face à Poutine, c’est toute notre économie qui sera en difficulté ».
Alors que la France consacre presque 2 % de son PIB à la défense, « si on était à 3,5 % », comme évoqué par Emmanuel Macron, « ce serait déjà une belle performance ». Il salue au passage l’effort fait par le chef de l’Etat, au travers des lois de programmation militaire, depuis 2017. « On était à 1,76 % du PIB consacré à la défense avant Emmanuel Macron », souligne le sénateur LR.
Invité de la matinale de Public Sénat ce lundi, le prédécesseur de Cédric Perrin à la tête de la commission, le sénateur LR Christian Cambon, se dit pour sa part « assez réticent » à l’élargissement de « la dissuasion », car « c’est la possibilité pour le Président d’appuyer sur le bouton, de créer une situation tellement effroyable, (…) il faut y réfléchir à deux fois », avance le sénateur LR. Christian Cambon ajoute que « si c’est la France qui assure les autres pays par sa dissuasion nucléaire, elle risque aussi d’être la première visée ». Regardez :
« Il faut faire très attention au vocabulaire utilisé pour ne pas induire en erreur », souligne la sénatrice PS Hélène Conway Mouret
Pour la sénatrice socialiste, Hélène Conway Mouret, le sujet doit au contraire être abordé. « Le sujet le plus important, c’est le nucléaire aujourd’hui. Il faut que les Européens se mettent d’accord, et si possible, assez rapidement », avance même la socialiste. Mais il faut le faire avec les bons termes. « Il faut faire très attention au vocabulaire utilisé pour ne pas induire en erreur. Ce n’est pas un partage, mais un élargissement de la dissuasion. En parlant d’élargissement, pour la France, ça veut dire maintenir le contrôle complet, de la production, à la sécurité et à l’utilisation de l’arme nucléaire, mais qui est élargie. C’est-à-dire qu’au lieu de ne couvrir que la France, de pouvoir l’élargir à un périmètre beaucoup plus grand qui serait celui de l’Union européenne », explique la sénatrice représentant les Français établis hors de France, qui suit de près les questions de défense européenne.
La socialiste rappelle que « notre dissuasion est basée sur un nombre de têtes nucléaires, qui est limité. Il y a en 300, ce qui permet de participer à la non-prolifération. Mais c’est avec des têtes nucléaires ultra-puissantes – ce doit être une centaine de fois la bombe d’Hiroshima – qui font que si l’une d’elles devait être utilisée, les dégâts dissuaderaient l’agresseur de continuer. Nous avons basé notre dissuasion sur la précision et l’impact, qui est dissuasif. Et avec une présence permanente des sous-marins, notre dissuasion est permanente, avec en plus les avions en back-up ». Mais « si on devait élargir, il faudrait repenser le nombre de têtes nucléaires, tout en sachant que la décision devrait être prise par le Président français et lui seul », ajoute la vice-présidente de la commission des affaires étrangères.
Dans ce contexte, « la réunion prévue ce 6 mars, à Bruxelles, sera essentielle », note la sénatrice PS, « après, les Européens sont tellement ancrés dans cette logique transatlantique de dépendance, qu’il faudra du temps pour que les uns et les autres fassent sans », craint Hélène Conway Mouret.
« Elargir le parapluie nucléaire à l’échelle européenne est une question qui se pose », selon l’écologiste Guillaume Gontard
Le président du groupe écologiste du Sénat aussi, Guillaume Gontard, ne voit « pas comment on ne peut pas poser le sujet, vu le contexte géopolitique. Toutes les lignes sont en train de changer », depuis la victoire de Trump. « On en aurait parlé il y a quelque mois, on aurait dit que c’est mal barré. Mais là, les faits montrent cette nécessité », pense le sénateur de l’Isère, qui insiste : « Elargir le parapluie nucléaire à l’échelle européenne est une question qui se pose ».
Plus globalement, « il faut réfléchir à une défense européenne, c’est important. On voit qu’il y a une espèce de chose qui s’organise, entre d’un côté l’Europe démocratique et ses valeurs, face à d’autres modèles. On voit que Trump a beaucoup d’accointances avec Poutine, avec un effet très autoritaire. Leurs valeurs se rejoignent », souligne Guillaume Gontard. Il ajoute :
Il est nécessaire que l’Europe affirme ses valeurs, soit en capacité de les défendre et d’exister. Soit l’Europe se disloque, soit elle est en capacité de montrer qu’elle représente quelque chose.
Guillaume Gontard, président du groupe écologiste du Sénat.
Dans ce contexte, il faut non seulement augmenter le budget de la défense, mais aussi, selon l’écologiste, être en capacité d’assurer notre souveraineté « alimentaire et énergétique ». Donc il ne faut pas faire des économies sur « les services publics et l’écologie » pour financer la défense. « C’est tout l’inverse qu’il faut faire », selon Guillaume Gontard.
« Le brutal réveil que vient de sonner Trump nécessite pour beaucoup de pays européens prennent conscience de la situation »
L’histoire s’impose aux Européens maintenant. « Aujourd’hui, le brutal réveil que vient de sonner Trump nécessite pour beaucoup de pays européens prennent conscience de la situation. Les Etats-Unis ne seront pas toujours là pour nous aider », met en garde Cédric Perrin, pour qui « les pays européens devront mettre davantage d’argent pour constituer, chacun, une armée. Et quand elles sont mises en commun, c’est plus que l’armée russe ». Pour Hélène Conway-Mouret, « c’est le moment de prendre des décisions. Mais on aurait déjà dû les prendre lors du premier mandat de Trump. Le réveil, sûrement tardif, est d’autant plus difficile.
En déclarant vouloir étendre le parapluie nucléaire à ses partenaires européens, le président français a relancé la question de la souveraineté de la dissuasion nucléaire. Depuis la découverte de l’arme atomique au cours de la Seconde Guerre mondiale, la doctrine de la dissuasion nucléaire est promue comme une arme de paix. Explications.
L’attitude de l’administration Trump semble imposer une prise de conscience européenne autour de la construction d’une défense commune, une position défendue par la France et par Emmanuel Macron depuis 2017. Une victoire politique pour le chef de l’Etat, mais qui ne sera pas nécessairement suivie d’effets.
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