Borys Filatov, maire de la ville de Dnipro, était l’un des élus ukrainiens invités ce mardi à prendre la parole au Congrès des maires organisé par l’AMF. Mille jours après l’invasion russe de l’Ukraine, il témoigne sur Public Sénat d’un conflit toujours aussi difficile à supporter pour la population de son pays.
Daghestan : la situation à Gaza « produit des répercussions, là où il y a à la fois des juifs et des musulmans »
Par Ella Couet
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Comment qualifieriez-vous les événements qui se sont produits dimanche dans l’aéroport de Makhatchkala et dans la région ?
Concernant l’aéroport, je dirais qu’il s’agit d’une action massive et agressive, complètement illégale, qui s’en est prise à un avion venant d’Israël. A l’instar du média en ligne qui couvre le Caucase, kavkaz-uzel.eu, je la qualifierais a minima d’anti-israélienne. En outre, d’après les informations dont on dispose, cette agression a des accents antisémites au sens où des attaquants cherchaient des Juifs dans les voitures. Ces événements sont inhabituels pour le Caucase du Nord, événements qui ont été, selon toute vraisemblance, précipités par la situation en cours à Gaza : des attaquants brandissaient des drapeaux palestiniens. Le fait d’incendier un centre juif (en construction) à Naltchik est clairement une action antisémite, d’autant qu’y figuraient des inscriptions clairement antisémites.
Le Daghestan est une république très multiethnique et multilinguistique. Les tensions entre différentes communautés religieuses sont-elles fréquentes ?
Historiquement, si l’on « dézoome » et si l’on aborde la question de la politique soviétique des nationalités, celle-ci comportait une dimension de discrimination vis-à-vis des Juifs, avec, notamment, le lancement d’une opération de masse antisémite, avec l’ « affaire des blouses blanches » au début des années 50. L’Union soviétique en tant qu’État soutenait les pays arabes dans le contexte du conflit israélo-palestinien, et des discriminations en interne touchaient les Juifs, comme par exemple pour l’accès à l’Université, le tout sur fond d’un antisémitisme populaire réel. A l’inverse, dans la Russie post-soviétique, on a vu le pouvoir se tourner avec beaucoup plus de constance vers Israël dans sa politique étrangère. Elle reste cependant sur une ligne d’équilibre vis-à-vis du Moyen-Orient, comme en témoignent les bonnes relations de Moscou avec la Syrie et l’Iran. En interne, le pays mène une politique officiellement plus inclusive de la communauté juive de Russie. Néanmoins, et on le voit depuis le 7 octobre, Moscou a non seulement refusé de qualifier les crimes commis par le Hamas de terroristes, mais a ensuite reçu ses représentants, ce qui a provoqué la colère d’Israël.
Dans le Caucase du nord, la communauté juive n’est pas très importante en nombre mais, jusqu’aux événements des derniers jours, la cohabitation était globalement assez paisible. En 2013, je m’étais rendue à Derbent, au Daghestan, où j’avais pu visiter le centre culturel juif et la synagogue et discuter avec des représentants de la communauté juive. Le Sud du Daghestan où se trouve Derbent est peuplé d’une communauté azérie importante, qui sont des musulmans chiites. Les Juifs du Daghestan, d’après les différents échos, n’étaient pas particulièrement discriminés dans les années 2000 ni 2010. Ce qu’il se passe est, me semble-t-il, vraiment lié à l’emballement à Gaza, qui produit des répercussions là où il y a à la fois des juifs et des musulmans. Ce n’est d’ailleurs pas une exception, comme le montre le cas de la France.
Pourquoi le conflit israélo-palestinien trouve-t-il un écho si important dans la région ?
L’Islam est la religion majoritaire au Daghestan et en Tchétchénie. Il y a aussi des communautés chrétiennes, notamment avec une présence russe plus marquée au Caucase du Nord-Ouest, et juives, plus réduites numériquement. L’Islam du nord-Caucase a connu diverses phases en termes de sens et d’adhésion. Aujourd’hui, au Caucase du Nord-Est, en Tchétchénie comme en Daghestan, l’islam est la religion majoritaire. Comme l’espace politique pour exprimer des formes de contestation ou de pluralisme est de plus en plus réduit – quasi anéanti en Tchétchénie -, c’est souvent sur le champ religieux que viennent se loger des questions politiques, dans un contexte où le pouvoir lui-même politise le religieux. La politisation de l’Islam s’est notamment accélérée avec les deux dernières guerres de Tchétchénie (1994-1996 ; 1999-2009). Au départ, la résistance tchétchène était laïque, c’était un combat de libération nationale classique. Puis elle s’est teintée de connotation religieuse, et le maquis est devenu transnational, visant à rassembler de nombreux peuples du Caucase du Nord. S’il s’agissait de poursuivre une lutte anti-coloniale, elle se colorait d’un enjeu religieux fédérateur. On a vu plusieurs chefs religieux et militaires de l’émirat du Caucase (fondé en 2007 après l’assassinat d’Aslan Maskhadov) faire allégeance à Daesh en 2014 et 2015, et le départ d’un grand nombre de personnes pour la Syrie. On voit comment une question politique de décolonisation, au départ, a été investie d’une question religieuse. C’est tout ce contexte qui explique l’hyperréactivité de certains groupes dans la région au sujet des événements qui se passent à Gaza.
Les autorités ont affirmé qu’elles pourraient devoir évacuer plusieurs centaines de familles juives. Cela est-il susceptible d’arriver selon vous ?
Oui. Les élites et les pouvoirs locaux semblent très préoccupés par le risque d’embrasement de la situation, d’autant que les élites locales doivent continuellement rendre des comptes à Moscou. En revanche, c’est du jamais vu par le passé. Je me souviens d’avoir assisté au départ de juifs des montagnes nord-caucasiennes (les Tates) vers Israël en 1995 parce qu’ils fuyaient la guerre en Tchétchénie. Mais ils fuyaient une guerre, pas des actes antisémites comme aujourd’hui. Au cours des trente dernières années, on peut vraiment parler d’une assez bonne intégration des personnes juives dans la société, y compris dans le monde politique. Ce qui n’empêche pas un antisémitisme populaire d’exister, mais le pouvoir russe post soviétique avait pour une part importante tenté de marquer une rupture par rapport à la période soviétique : les Caucasiens, pour partie, étaient justement venus incarner la figure de l’ennemi.
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