Cyberguerre : l’Estonie en première ligne face à la Russie

Etat balte frontalier de la Russie, l’Estonie a vu se multiplier, ces dernières années, les cas de guerre électronique et d’ingérence. Le pays d’1,4 million d’habitants est ainsi devenu l’un des leaders mondiaux en matière de cyber défense et de la lutte contre les fakenews. Une excellence cultivée depuis 2007. Reportage à Tallinn.
Audrey Vuetaz

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Ils sont des dizaines, alignés, les yeux rivés sur leurs ordinateurs… concentrés. Une cyberattaque d’ampleur est en cours. Ce sont des infrastructures sensibles qui sont visées et notamment des usines électriques. Derrière les écrans, une quarantaine de nationalités est à la manœuvre pour empêcher les hackers. Sur un mur, une carte virtuelle signale la progression de « l’ennemi ». A chaque fois qu’une usine est touchée, il y a un petit feu d’artifice et le courant se coupe dans un quartier.

Tout paraît réel mais nous sommes en réalité en plein exercice au Centre d’excellence de cyber défense coopérative de l’OTAN à Tallinn en Estonie. Il s’agit du Locked Shields, le plus grand et le plus complexe exercice au monde. La nation à défendre, Berylia, est fictive.

« C’est un exercice, mais ce sont des choses qu’on a pu voir dans la réalité, des cyberattaques contre des usines électriques en Ukraine, ça a déjà eu lieu », explique le Lieutenant-Colonel Urmet responsable de l’exercice.

Dans la salle, on croise des uniformes de la gendarmerie française, des membres de l’armée aussi. « Dans le cyber espace, nous sommes en permanence sous attaque, explique le Lieutenant-Colonel Mathieu, qui participe à l’exercice, même si les citoyens ne s’en rendent pas compte, c’est quotidien. Il faut être capable de comprendre ce qu’il se passe, de se protéger et il faut être capable de se défendre, avec ses alliés notamment. C’est ce qu’on apprend à faire aujourd’hui. On crée des synergies, on travaille ensemble. »

L’Estonie, premier pays touché par une cyberattaque d’ampleur

Ce n’est pas un hasard si le Locked shield a lieu en Estonie. Le pays d’1,4 million d’habitants est un Etat numérique très performant. Berceau de l’entreprise de VTC Bolt, le pays a numérisé bon nombre de ses démarches. Tout peut se faire en ligne à l’exception du mariage, du divorce et de l’achat immobilier.

Mais le pays a aussi appris de son passé. En 2007, l’Estonie a subi la première attaque numérique d’ampleur au monde. C’était la toute première fois qu’une nation entière était attaquée en ligne. La raison : une simple statue de bronze.

Cette statue représente un soldat en uniforme soviétique. Pour beaucoup d’Estoniens, elle est le symbole de l’occupation soviétique jusqu’en 1991 mais pour la minorité russophone du pays, (30 % de la population) elle symbolise la victoire soviétique sur l’Allemagne nazie.

Jusqu’en 2007, elle était au centre de Tallinn, la capitale. Les autorités décident à l’époque de la déplacer dans un cimetière militaire en périphérie. Une décision qui provoque une vive réaction de Moscou. Des manifestations s’organisent au sein de la minorité russophone estonienne, attisée par les médias russes. Elles dégénèrent en émeutes et feront un mort.

Dans la foulée le pays connaît une cyberattaque d’ampleur, imputée à des hackers russes. Médias inaccessibles, services bancaires interrompus, messages d’erreurs sur certains sites institutionnels, forums, sites d’immobilier ou de vente en ligne hors-service.

Aujourd’hui le temps est passé, mais dans les rues de Tallinn, certains passants se souviennent de ces violences : « Heureusement, je n’ai jamais rien vécu de tel depuis, souffle une femme, mais ce sont ces évènements qui ont poussé mon mari à s’engager dans les forces de l’ordre. » « Avec du recul, confie un passant, je pense que cette statue nous aurions dû la déplacer plus tôt, il ne faut pas avoir peur. »

Ne pas avoir peur, même si l’Etat frontalier de la Russie se sait toujours en ligne de mire. Récemment, Vladimir Poutine a affirmé que l’Estonie n’était pas un vrai Etat, mais un satellite de l’OTAN, un avis de recherche international a même été émis contre la Première ministre Kaja Kallas, accusée par Moscou d’avoir « insulté l’histoire ».

Face aux trolls, les citoyens eux-mêmes interviennent

Des fake news, attisées en ligne par les fermes à trolls pro-russes. Alors la résistance s’organise et elle est menée par des citoyens. Andres est l’un d’entre eux. Nous le retrouvons à Tartu, à l’Est du pays, il ne veut pas dire où il habite mais accepte d’être filmé. Lui, est le cofondateur du blog Propastop. Avec d’autres citoyens, il déjoue les fausses informations. La dernière en date, une affirmation d’un blogger russe très influent qui estime que les drones ukrainiens sont beaucoup trop performants pour que cela soit vrai. Andres, regarde aussi les fake news liées aux élections européennes de très près. Avec patience il rédige des articles pour contredire, point par point les fausses affirmations, le tout en anglais, « pour que nos alliés voient notre travail », en estonien, et en russe « car 30 % des Estoniens sont russophones. » L’an dernier, il a reçu le prix du Citoyen européen de la part du Parlement européen pour son travail.

« Quand on vit à la frontière Est de l’Union européenne, on se rend compte que la liberté est fragile, nous devons nous souvenir de notre histoire, parce que l’histoire à la sale habitude de se répéter. On le voit en Ukraine, alors on doit se défendre et pas que physiquement », martèle Andres.

C’est peut-être justement parce que le pays est à la frontière Est de l’UE, que l’invasion massive de l’Ukraine par la Russie a été vécue ici comme un traumatisme. Dans les restaurants, les serveurs cèdent leurs pourboires aux associations de réfugiés ukrainiens, quant à l’ambassade de Russie à Tallin, elle est protégée par des grilles, recouvertes de messages d’insultes envers Moscou et Vladimir Poutine.

Mieux intégrer la minorité russophone

Sur la chaine de télévision publique ETV +, les initiatives menées par des Ukrainiens réfugiés sont mises en avant chaque semaine. Mais une chose attire notre oreille, ici on parle en Russe. Cette antenne créée en 2015, propose des programmes estoniens en russe, pour mieux intégrer la minorité du pays. L’objectif : éviter qu’elle ne regarde et ne soit manipulée par la télévision du Kremlin.

Mais, le défi est immense, car les chaînes russes ont énormément d’argent. Elles misent sur le divertissement qui coûte très cher. Pour Ekaterina Taklaja la rédactrice en chef d’ETV +, il est très compliqué de rivaliser quand on est un petit pays comme l’Estonie. « L’autre challenge, c’est de proposer à ces téléspectateurs russes, une autre interprétation des évènements sans les braquer. »

Néanmoins la chaîne trouve petit à petit son public, un récent sondage montre que la minorité russophone la juge « sérieuse » .

Dans le pays, tous les moyens sont déployés pour lutter contre les fake news. En plus de cette chaîne en langue russe, la lutte contre les fausses informations va devenir obligatoire dans les programmes scolaires d’ici la fin de l’année.

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