Après 2 ans de guerre, l’Ukraine déterminée à « tenir jusqu’au bout »

Affaiblie et en difficulté sur le front face à la Russie, la société ukrainienne tient toujours le choc au prix de souffrances immenses. Reportage à Kiev de Fabien Recker, Maksym Zaitsev et Jonathan Dupriez.
Jonathan Dupriez

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Une apparente légèreté flotte dans l’air à Kiev où tout semble fonctionner à la normale. Le trafic routier est dense, les cafés, restaurants et autres commerces sont ouverts comme en temps de paix. Dans les rues animées du centre historique de la capitale ukrainienne, les passants profitent d’un rayon de soleil hivernal pour déambuler face au Monastère Saint-Michel-au-Dôme-D’Or, l’un des joyaux du patrimoine ukrainien. Kiev donne l’image d’une métropole qui s’est habituée à vivre avec la guerre, en dépit des alertes aériennes quotidiennes et des attaques de drones. La ville se trouve à 600km de la ligne de front, mais demeure une cible prioritaire des Russes pour saper le moral d’une population éprouvée par bientôt deux ans de conflit.

 

« On est une nation forte »

Sur la place Saint-Michel, face à l’édifice orthodoxe érigé au XIIème siècle, trônent les seules traces ostensiblement visibles du conflit armé en cours. A la vue de tous, une dizaine de carcasses de blindés et de chars terrassés dans les premières heures de la guerre par les Ukrainiens, sont exposées comme des trophées. Ruslan se tient là, drapeau jaune et bleu sur les épaules : « Je suis persuadé que nous tiendrons jusqu’au bout, soudés comme les doigts de la main. Notre unité est inébranlable, nous sommes Ukrainiens, et nous tiendrons ensemble jusqu’au dernier. On est une nation forte. »

 

« On n’a pas le choix, il faut tenir »

A proximité des épaves militaires se tient une impressionnante fresque. Un mémorial, baptisé « Mur des héros », où figure le portrait de milliers de soldats décédés pour la patrie depuis 2014. Comme de nombreux kiéviens, Mariia, 28 ans, est venue se recueillir avec ses deux enfants. « Quand on voit toutes ces photos, soupire-t-elle, émue, on se dit qu’on n’a pas le droit de baisser les bras. » A l’image d’une société percutée de plein fouet par la guerre, Mariia a récemment perdu deux de ses cousins sur le front. Pour elle, il n’est pourtant pas question que ce sang versé soit un vain sacrifice. « Malgré tout ce que traverse notre pays, on n’a pas le choix, il faut tenir » se persuade la jeune femme, un genou à terre. (voir la vidéo en tête d’article)

Danser pour résister

Ce mot d’ordre est également brandi comme un étendard par le monde de la culture. Le ballet national d’Ukraine, l’un des plus anciens d’Europe, vit actuellement sa 156ème saison. Dans ce bâtiment imposant, abritant une salle de 3500 places, Tentyana Lyozova répète Don Quichotte avec son partenaire. Accompagnée au piano, la danseuse étoile de 39 ans multiplie les figures, arabesques et autres pirouettes fouettées sous l’œil de son intransigeant maître de ballet.

Interrompue lors de l’invasion russe, l’activité a repris au fil des mois. A l’instar d’un soldat sur le front, Tentyana danse sur scène pour résister. « Je pense que pour chaque Ukrainien la question la plus importante aujourd’hui, c’est ce que l’on peut faire pour son pays. Ma contribution est de défendre et de faire rayonner la culture ukrainienne, notamment à l’étranger. Et de soutenir le moral de nos spectateurs ukrainiens avec nos représentations ici à Kiev. »

 

Des tournées pour financer l’effort de guerre

Le ballet donne deux à trois représentations par semaine et continue de tourner à l’international. Cette activité génère des recettes qui participent à financer l’effort de guerre ukrainien. « Quand la guerre a éclaté, j’ai cru que j’allais dire adieu à ma profession » se souvient Yaroslav Tchatchuk, danseur étoile. « Mais petit à petit, nous avons repris le travail. Nous avons fait des tournées afin de collecter des fonds, en Europe, au Japon et Amérique. »

 

Fonctionnement dégradé

Si l’activité du ballet a repris, son fonctionnement reste dégradé. La jauge a notamment été réduite à 500 places pour permettre à l’ensemble des spectateurs d’être mis à l’abri au besoin, en pleine représentation. « C’est ici que pendant les alertes aux raids aériens, les danseurs, spectateurs et techniciens se réfugient » complète Konstantyn Pojarnitsky, chorégraphe du ballet. Une normalité toute relative pour ces danseurs, obligés par moments de s’interrompre pour descendre au sous-sol de l’opéra, où chaises et bancs sont méticuleusement disposés pour asseoir le public en catastrophe.

Au moins 200 000 blessés ou tués depuis 2022

Partout, dans toutes les strates de la société, les Ukrainiens font bloc, mais au prix de souffrances immenses. Le conflit s’éternise et s’enlise sur le front. A l’heure actuelle, 17 % du territoire ukrainien est occupé par la Russie et les pertes militaires supposées sont vertigineuses. En l’absence de chiffres officiels communiqués par les autorités ukrainiennes, des estimations du Pentagone font état de 200 000 soldats tués ou blessés depuis février 2022. Les hommes en âge de combattre, volontaires ou conscrits, entre 27 et 60 ans, sont les plus exposés. A Kiev, ils sont devenus la minorité visible. Surtout lorsqu’il leur manque un ou plusieurs membres.

Cliniques pour amputés, débordées

Le ministère ukrainien de la santé admet ce chiffre édifiant : 50 000 soldats auraient été amputés depuis le début de la guerre. A tel point que les cliniques de rééducation spécialisées sont débordées et les prothésistes amenés à fabriquer des membres artificiels à une cadence effrénée. Loin des beaux quartiers de Kiev, entre deux échangeurs autoroutiers, Volodymyr Fedorov, 69 printemps, sculpte une cuisse en carbone dans un petit atelier bien outillé. Les gestes sont précis, ciselés, le savoir-faire de toute une vie : « Si on ne fabrique pas la prothèse correctement, celui qui la porte ne pourra marcher avec et aura des problèmes » explique-t-il. « Il n’y a pas d’ordinateur qui puisse remplacer l’humain et le travail manuel. » Volodymyr pourrait avoir l’âge d’être à la retraite, mais le chef prothésiste de ce centre de rééducation a préféré participer à l’effort de guerre à sa manière.

 

« Je ne me rappelle pas comment c’était d’apprendre à marcher, enfant »

 

Dans une salle attenante, façon gymnase, des militaires d’âge divers tentent de se remettre en marche. Au sens propre. Pour beaucoup, il faut réapprendre à marcher avec des membres en fibre de carbone. Viacheslav, 57 ans, a été durement touché. Avec l’aide d’une thérapeute, il slalome péniblement entre des cônes en plastique disposés en ligne dans la salle. Chaque pas lui provoque un profond soupir, le son étouffé d’une souffrance profonde qui semble le hanter. « Je ne me rappelle pas comment c’était d’apprendre à marcher enfant », se désole cet ancien aumônier de l’armée devenu démineur. « Mais c’était quelque chose de naturel » poursuit-il. « Avoir une jambe artificielle, c’est autre chose. Il faut réapprendre à marcher et cela n’a rien de naturel. »

 

« J’ai regardé ma jambe, j’ai vu qu’elle n’était plus là »

Viacheslav a vécu dans sa chair l’échec de la contre-offensive ukrainienne de l’été 2023. En septembre dernier il est mobilisé à Robotyne, au sud de l’Ukraine, pour une opération de déminage. C’est là que sa vie bascule. « Tout à coup, j’ai senti comme un choc. Et je me suis demandé : comment est-ce possible que j’ai marché sur une mine ? On n’a pas quitté le chemin que nous venions de déminer et j’ai regardé ma jambe : j’ai vu qu’elle n’était plus là. » Viacheslav a su a posteriori qu’un tir de sniper avait emporté sa jambe gauche.

 

Mobilisation de « 450 000 à 500 000 personnes » supplémentaires

L’Ukraine n’est pas au bout de ses peines militaires d’autant qu’aucun signe de répit ne semble se dégager à l’horizon. Pire, l’Armée serait en peine à recruter de nouveaux combattants. Dans sa conférence de presse de fin d’année, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a émis l’idée de mobiliser « 450 000 à 500 000 personnes » supplémentaires, n’excluant plus d’abaisser à 25 ans l’âge des hommes mobilisables. La mesure n’est pas effective à ce stade et le Président ukrainien joue la montre en plaidant « davantage d’arguments soutenant cette idée.» Si Volodymyr Zelensky tergiverse, c’est que cette décision, poussée par son état-major militaire, s’annonce particulièrement impopulaire dans le pays.

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