Photo illustration in Brazil – 15 May 2024

TikTok bloqué en Nouvelle-Calédonie : quelles bases juridiques pour cette mesure inédite ?  

Après la mise en place de l’état d’urgence, le gouvernement a ordonné à l’unique opérateur de Nouvelle-Calédonie le blocage de l’application mobile TikTok dans l’île. Envisagée au moment des émeutes urbaine de l’été 2023, une telle mesure n’avait encore jamais été mise en œuvre.
Romain David

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Le gouvernement muscle sa réponse en Nouvelle-Calédonie, pour ramener le calme dans l’archipel du Pacifique, en proie depuis plusieurs jours à des émeutes meurtrières. Le Premier ministre Gabriel Attal a fait savoir que le haut-commissaire Louis Le Franc avait demandé l’interdiction du réseau social chinois TikTok, suspecté d’être largement utilisé par les émeutiers, le tout sur fond d’accusations de désinformation en provenance de l’Azerbaïdjan.

Ce jeudi matin, il n’était plus possible pour les habitants de l’île d’accéder à l’application mobile TikTok. « C’est en vigueur et ça fonctionne opérationnellement (uniquement sur les téléphones). C’est l’office des postes et des télécommunications de Nouvelle-Calédonie qui intervient depuis hier pour bloquer les accès à l’application TikTok », a indiqué Matignon à BFM TV. C’est la première fois qu’il est fait usage en France d’un tel dispositif pour couper, toute affaire cessante, l’accès à une plateforme numérique.

Emmanuel Macron avait déjà évoqué cette possibilité après les émeutes de l’été 2023, à la suite de la mort du jeune Nahel. Dans un rapport d’information publié début avril, le Sénat appuyait également cette piste, estimant que dans un contexte de grande tension, bloquer certaines fonctionnalités des réseaux sociaux, comme la géolocalisation en direct ou les lives, devait permettre aux forces de l’ordre de « reprendre la main ».

Ce que dit la loi

L’utilisation inédite de ce mécanisme a été permise par l’état d’urgence, entré en vigueur sur l’ensemble du territoire de la Nouvelle-Calédonie mercredi après-midi. En novembre 2015, dans la foulée des attentats de Paris, l’adoption de deux amendements portés par les radicaux de gauche et les centristes à l’Assemblée nationale a donné au gouvernement, dans le cadre de ce régime d’exception, la possibilité « de prendre toute mesure pour assurer l’interruption de tout service de communication au public en ligne provoquant à la commission d’actes de terrorisme ou en faisant l’apologie. »

« Il n’existe pas, en dehors de ce texte, de base légale claire pour le recours à une telle mesure », observe auprès de Public Sénat Nicolas Hervieu, juriste et enseignant à Sciences Po. « C’est une grande première, on ressort un texte rédigé sur un coin de table – j’ose le mot – par les parlementaires dans un contexte très particulier. À l’époque, le garde des Sceaux s’était montré plutôt dubitatif ».

Il existe d’autres régimes juridiques pour empêcher l’accès à un site internet. On parle alors de « blocage par l’autorité administrative », mais ce procédé, qui a déjà été utilisé pour bloquer, par exemple, des sites qui font l’apologie du terrorisme ou des plateformes pornographiques qui ne restreignent pas l’accès de leurs contenus aux mineurs, dépend d’une procédure très encadrée et donc plus longue, qui peut s’échelonner sur plusieurs jours. On devine que face à l’explosion des violences en Nouvelle-Calédonie, le gouvernement a voulu agir rapidement.

Enjeu sécuritaire

Toutefois, Nicolas Hervieu s’interroge sur la qualification des évènements ayant amené le gouvernement à dégainer cette mesure, dont la loi précise que l’usage est d’abord lié à la menace terroriste. « Ce qu’il se passe en Nouvelle-Calédonie est absolument grave, mais ce n’est pas du terrorisme. Le Code pénal est clair, il faut une intention d’intimidation ou de terreur. Ces notions doivent être interprétées de manière restrictive pour éviter toute dérive liberticide », défend le juriste.

Trois nuits d’émeutes, principalement concentrées à Nouméa et dans ses environs, ont fait cinq morts en Nouvelle-Calédonie, dont deux gendarmes, l’un ayant été tué par un tir accidentel. L’examen puis l’adoption dans la nuit de mardi à mercredi du projet de loi constitutionnelle élargissant le corps électoral dans l’archipel ont mis le feu aux poudres. Gabriel Attal a indiqué que la situation restait « très tendue », annonçant l’envoi « d’un millier d’effectifs de sécurité intérieure supplémentaires, en plus des 1 700 effectifs qui sont déjà sur place ».

Un risque d’atteinte disproportionnée aux libertés fondamentales

« Le citoyen a toujours la possibilité de contester ce blocage des réseaux sociaux auprès d’un juge administratif », souligne Alexandre Lazarègue, avocat spécialisé dans le droit applicable à internet. « Cette interdiction doit être limitée dans le temps et basée sur des éléments probants. Le juge pourrait exiger que soit rétabli l’accès à TikTok s’il estime que cette décision porte une atteinte disproportionnée aux libertés fondamentales, en l’occurrence la liberté de communication et la liberté d’expression », explique-t-il.

Mais il y a fort à parier, même dans le cas d’un référé liberté, qui permet à l’autorité judiciaire de prendre en urgence une mesure de sauvegarde des libertés, que la suspension de TikTok par les autorités n’excède pas l’examen d’une telle demande. « Nous aurions au moins une décision de justice sous la main, car l’enclenchement de ce mécanisme crée un précédent, et tout précédent restrictif de liberté a des conséquences », avertit Nicolas Hervieu. « Le risque, c’est que le législateur, une fois la crise passée, ne soit tenté d’aller encore plus loin ».

« Cette question est grave. Elle montre que des démocraties libérales n’hésitent plus à prendre des décisions de limitation d’accès aux réseaux sociaux, ce qui est plutôt l’apanage des régimes autoritaires. Cela montre que le développement de certains outils numérique, et l’usage qui en est fait, prive le gouvernement des méthodes classiques de pacification des conflits sociaux », développe Alexandre Lazarègue.

Comment fonctionne le blocage ?

Sur le plan technique, les autorités procèdent généralement par « un filtrage DNS » pour bloquer l’accès à un site ou à une application. En clair, il est demandé à l’opérateur de fermer l’aiguillage qui relie l’adresse IP, c’est-à-dire le serveur qui héberge la plateforme, au nom de domaine (« Domain name system », DNS). C’est cet engrenage qui permet aux moteurs de recherche, tels que Google, de guider l’internaute vers le bon site sur la base d’un simple nom ou d’une URL rentrée dans la barre de recherche. Chaque opérateur dispose d’un registre des noms de domaine. Toutefois, ce blocage a ses limites : il peut théoriquement être contourné par l’utilisation d’un VPN, qui permet notamment de masquer le lieu de connexion de l’utilisateur.

Dans le cas de la Nouvelle-Calédonie, le blocage de TikTok a été simplifié du fait que l’archipel dispose d’un opérateur unique, l’Office des Postes et Télécommunications de Nouvelle-Calédonie, « l’OPT-NC ». Dans l’Hexagone, le déploiement d’une telle mesure serait plus compliqué à mettre en place mais loin d’être impossible, puisque l’essentiel du marché se répartit entre quatre opérateurs historiques : Orange, SFR, Bouygues Telecom et Free. « Il existe déjà des interactions très fortes entre le gouvernement et ces opérateurs, dans le cadre notamment de la lutte contre le terrorisme », observe Nicolas Hervieu.

Le cadre européen passe-t-il avant la législation française ?

Mais pour certains spécialistes, la métropole ne pourrait pas procéder à un tel blocage sans le feu vert de l’Union européenne, en raison de l’entrée en vigueur du Digital Services Act (DSA) en février dernier. Ce règlement européen impose aux plateformes un cadre général de régulation, notamment en ce qui concerne la modération des contenus, en lieu et place des engagements qui étaient pris jusqu’à présent par chaque entité via ses conditions générales d’utilisation. Selon le DSA, des troubles à l’ordre public dans un seul Etat membre ne peuvent justifier une décision unilatérale de blocage.

Mais pour Nicolas Hervieu, « ce point n’a pas encore été clairement tranché par la Commission européenne ». « La restriction des moyens de communication relève de la souveraineté nationale », balaye de son côté Alexandre Lazarègue. « Les textes européens n’ont aucune influence sur cette possibilité », assure cet avocat.

Dans un cas comme dans l’autre, la Nouvelle-Calédonie, en tant que territoire d’outre-mer, n’est pas formellement intégrée à l’Union européenne, à la différence des « régions ultrapériphériques » (RUP) que sont Saint-Martin, la Martinique, La Réunion, Mayotte, la Guadeloupe, et la Guyane. Si « Le Caillou » dispose d’un régime d’association avec l’UE, ce statut lui laisse une certaine marge d’émancipation.

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