Et de trois. Après le Parti socialiste et La France insoumise, c’est au tour des écologistes de déposer un recours contre le maintien en poste des ministres élus députés. Devant le Conseil d’Etat, la députée Léa Balage entend contester la constitutionnalité de la loi organique du 17 novembre 1958, qui permet aux membres élus d’un gouvernement démissionnaire de retrouver les bancs de l’Assemblée nationale, malgré le principe de séparation des pouvoirs. En creux, il s’agit bien d’attaquer la décision d’Emmanuel Macron de ne pas nommer de nouveau Premier ministre – et donc de nouveau gouvernement – avant la fin des Jeux olympiques, le chef de l’Etat appelant les partis politiques, dans une assemblée très fracturée, à former une large coalition pour dégager un socle de stabilité. Une posture largement dénoncée par la gauche, qui estime que le Nouveau Front populaire, arrivé d’une courte tête devant les autres blocs à l’issue des législatives anticipées, doit gouverner.
Cette situation interroge le rapport de force entre le Parlement et l’exécutif, et par extension la nature du régime politique de la Cinquième République. Si la Constitution, dans sa mouture initiale, instaurait une forme d’équilibre entre le législatif et l’exécutif, chacun des deux organes disposant de pouvoirs susceptibles de contraindre l’autre, au fil des décennies la pratique a progressivement démontré que le président de la République s’imposait bel et bien comme la clef de voûte du système. À ce stade, seules les cohabitations sont venues bousculer cette architecture.
Un équilibre relatif entre le législatif et l’exécutif
Une formule couramment employée pour parler de la Cinquième République est celle « d’un régime parlementaire avec un exécutif fort ». Les rédacteurs de la Constitution ont eu le souci de conserver la nature parlementaire du précédent régime, tout en mettant fin aux écueils de la Quatrième République, où la prédominance du pouvoir législatif avait conduit à l’enlisement du Parlement, empêchant la mise en place d’un gouvernement stable, soutenu par une large majorité.
Sous la Cinquième, le président est garant de la stabilité du régime, précisément grâce aux outils de déblocage dont il dispose, en l’occurrence son pouvoir de nomination du chef de gouvernement, la possibilité de dissoudre l’Assemblée nationale ou de convoquer un référendum. « Dès le début, la balance a penché du côté du chef de l’Etat. Dans la rédaction de la Constitution, le titre qui concerne le président de la République arrive devant celui qui concerne le Parlement. Ce n’est pas anecdotique, c’est une manière de marquer sa prééminence », note l’historien Jean Garrigues, président de la Commission Internationale d’histoire des assemblées d’Etat.
Michel Debré, qui pilote le groupe de travail chargé de la rédaction de la Constitution de la Cinquième République, va même jusqu’à parler de « parlementarisme rationalisé » ; le 49.3, le recours à la procédure du « vote bloqué » au Sénat ou encore la maîtrise partielle de l’ordre du jour dans les deux chambres sont autant de leviers aux mains de l’exécutif, et notamment du Premier ministre, qui permettent de faire avancer les travaux parlementaires plus ou moins dans une direction souhaitée.
Face à cela, l’Assemblée nationale a toujours la possibilité de renverser le gouvernement à travers l’adoption d’une motion de censure. Elle dispose également, comme le Sénat, d’un pouvoir de contrôle de l’exécutif à travers des commissions d’enquête. Notons que jusqu’à la réforme constitutionnelle de 1962, tout nouveau gouvernement devait systématiquement en passer par un vote de confiance des députés. Une procédure devenue factuelle depuis, mais qui, à quelques exceptions près, a perduré. « Dans un régime parlementaire, le gouvernement procède d’une manière ou d’une autre du Parlement », résume Emilien Quinart, maître de conférences en droit public à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne. « Un régime parlementaire, même rationalisé, reste un régime parlementaire du moment que le Parlement, en l’occurrence l’Assemblée nationale, conserve la possibilité de faire tomber un gouvernement ».
Reprise en main par le président
Mais à la théorie se superpose la pratique. Et rapidement après l’instauration du nouveau régime en 1958, Charles de Gaulle confirme dans sa manière d’appréhender sa fonction le rôle prépondérant qu’il entend donner au chef de l’Etat. « Plusieurs facteurs expliquent la lecture présidentialiste qui a été faite de la Constitution. Cela tient à la fois de la personnalité de Charles de Gaulle, aux évènements de la guerre d’Algérie et à la mise en place du suffrage universel direct », explique Emilien Quinart.
L’adoption du suffrage universel direct pour l’élection du chef de l’Etat en 1962, appliqué pour la première fois en 1965, renforce considérablement sa légitimité électorale par rapport à celle des parlementaires, élus au suffrage indirect pour les sénateurs, ou dans des circonscriptions pour les députés. En outre, elle confirme « l’irresponsabilité » du président : directement élu par les Français, il n’a pas de comptes à rendre au Parlement, à la différence du gouvernement et du Premier ministre, « responsables » devant les parlementaires.
Autre tournant dans la présidentialisation du régime : le départ de Michel Debré en avril 1962, remplacé à Matignon par Georges Pompidou, sans qu’aucune élection ne soit venue justifier ce changement. C’est une forme de rupture vis-à-vis du fait majoritaire, qui exigeait que le chef du gouvernement soit issu de la première formation politique à l’Assemblée nationale, afin de bénéficier du soutien du plus grand nombre d’élus pour pouvoir réformer. « Georges Pompidou n’est pas député, sa nomination est une manière pour le chef de l’Etat de montrer que l’Assemblée n’a pas son mot à dire dans le choix du Premier ministre », note Jean Garrigues.
Du même coup, la responsabilité du chef du gouvernement devant le chef de l’Etat semble tacitement passer avant sa responsabilité devant le Parlement. « On ne saurait accepter qu’une dyarchie existât au sommet », lâche Charles de Gaulle dans sa conférence de presse de janvier 1964. Cet événement crée un précédent qui n’est pas sans conséquences sur la situation politique actuelle : mardi, Emmanuel Macron a balayé la candidature de Lucie Castets pour Matignon, pourtant présentée par le bloc arrivé en tête aux législatives anticipées. « Les présidents agissent aussi au regard de ce qu’on fait leurs prédécesseurs », observe Emilien Quinart.
Confusion entre présidentialisation du régime et régime présidentiel
En revanche, la présidentialisation du régime, qui marque un déséquilibre dans la répartition des pouvoirs, ne fait pas pour autant de la France un régime présidentiel au sens propre du terme. Ce raccourci est lié à une association d’idées entre le pouvoir et la figure du chef, alors que dans de nombreux régimes dits « présidentiels », l’organisation des pouvoirs est généralement plus contraignante pour le président qu’elle ne l’est pour le chef de l’Etat en France.
« Le terme de ‘régime présidentiel’ a beaucoup été utilisé sous la IIIe République pour parler des Etats-Unis. Vu de la France, on avait le sentiment que le locataire de la Maison-Blanche disposait d’immenses pouvoirs, ce qui n’est pas le cas. D’ailleurs, les Américains ne qualifient pas leur régime de ‘présidentiel’ mais de ‘congressionnel’. En vérité, le président américain est en cohabitation permanente, il est limité par le Congrès, sans possibilité de dissolution, par la Cour suprême et par les Etats fédéraux. Il faut voir ce que c’est que de faire adopter une loi aux Etats-Unis, cela se joue voix par voix ! », détaille Emilien Quinart.
Par définition donc, un régime présidentiel est un régime dans lequel l’exécutif n’est pas responsable devant le Parlement, et par extension un régime dans lequel les organes qui détiennent le pouvoir ne peuvent pas se renverser les uns les autres, à l’inverse de la France.
La cohabitation et le retour au parlementarisme
À quatre reprises sous la Cinquième République, le président s’est retrouvé privé d’une majorité qui soit directement issue de son camp politique à l’Assemblée national : en 1986, en 1993, en 1997 et en 2024. Dans les trois premiers cas néanmoins, la présence d’une majorité forte a permis la mise en place sans difficultés d’un gouvernement de cohabitation.
Les cohabitations marquent généralement un retour à une interprétation plus littérale de la Constitution, et donc au caractère parlementaire du régime. Tenu par le fait majoritaire, le président de la République est obligé de nommer un Premier ministre en dehors de son camp pour éviter le blocage du pays. Le Parlement redevient donc le premier moteur de la légitimité du chef du gouvernement. « On en revient à une application stricte des articles 20 et 21 de la Constitution, à savoir que c’est au Premier ministre qu’il revient de déterminer et de conduire la politique du gouvernement », souligne Jean Garrigues.
Plus en retrait, le président se replie généralement sur certains secteurs de la politique du pays, considérés comme faisant partie de son « domaine réservé », telles que les affaires étrangères. « Il s’agit moins d’une prééminence institutionnelle que pratique, qui lui permet de conserver le dernier mot sur certains dossiers », note Jean Garrigues. Par ailleurs, la légitimité électorale du chef de l’Etat recule devant celle des parlementaires, « fraîchement élus ou réélus du fait des législatives anticipées », pointe Emilien Quinart.
En revanche, le paysage politique issu des dernières législatives reste totalement inédit. L’alliance formée par les partis de gauche sous l’étiquette Nouveau Front populaire dispose d’une majorité mathématique, mais pas d’une majorité politique : l’écart qui les sépare du bloc central et de l’extrême droite reste trop faible pour leur permettre d’échapper à une motion de censure. « La seule chose dont on puisse être sûr, c’est que le président a perdu, mais on ignore encore exactement dans quelle mesure », analyse Emilien Quinart. « La fracturation historique du Parlement lui laisse donc une marge de manœuvre assez inédite pour un chef de l’Etat après une défaite aux législatives. »
Même si une large coalition parvient à se constituer autour du camp présidentiel, il y a fort à parier que les forces politiques qui auront accepté de faire l’appoint monnayent chèrement leur soutien, et in fine contraignent le chef de l’Etat à une sorte de cohabitation avec sa propre majorité. « Il est évident que nous allons entrer dans une phase de recul de la présidentialisation du régime. Le pouvoir d’Emmanuel Macron va inévitablement s’affaiblir, ne serait-ce que parce qu’il ne peut pas se présenter à sa succession », relève Jean Garrigues. « Tout cela ouvre aussi la voie à un retour à la lettre du fonctionnement de nos institutions. »