« Nous sommes très sensibles à la hausse du prix de l’électricité, comme le drogué est sensible à la hausse du prix de la drogue », estime Jean-Marc Jancovici
Par Alexis Graillot
Publié le
Retour sur les bancs du Sénat pour Jean-Marc Jancovici, quelques mois seulement après son intervention dans le cadre de la commission d’enquête TotalEnergies où il avait estimé qu’ « aucune grande entreprise n’a une stratégie compatible avec les accords de Paris ».
Cette fois-ci, il s’agissait pour l’ingénieur d’apporter son expertise sur les questions de « sobriété » et « d’effacement des consommations ». Une audition au cours de laquelle il a martelé à plusieurs reprises que « l’électricité est gratuite quelle que soit son prix ».
« Nous avons été habitués à un prix [de l’énergie] faible »
Si cette formule a fait l’effet d’une « bombe » chez les sénateurs, l’ingénieur a tenu à clarifier son propos : « L’électricité est devenue quelque chose de complètement indispensable à un pays ordinaire », explique-t-il d’emblée, précisant que « s’il y a une suppression durable de l’approvisionnement électrique, le fonctionnement du monde serait extrêmement perturbé ».
« Nous sommes très sensibles à la hausse du prix de l’électricité, comme le drogué est sensible à la hausse du prix de la drogue », continue Jean-Marc Jancovici, habitué des phrases chocs, lorsqu’il avait notamment déclaré à l’occasion de son audition du 27 février dernier sur les obligations de Total Energies : « 1,5 degré, c’est mort, et 2 degrés, sauf chute de comète ou effondrement économique, c’est parti pour être mort ». Selon lui, « nous avons été habitués à un prix [de l’énergie] faible ».
Le fondateur du Shift Project va encore plus loin en estimant que l’électricité « vaudrait dix fois plus cher que ce serait gratuit », étant donné que « compte tenu des avantages qu’elle nous procure, l’électricité ne vaut quasiment rien ». Néanmoins, il se prononce en faveur d’un « système de prix largement régulés ».
Sur le nucléaire, « passer le plus vite possible à la 4e génération »
Interrogé également sur le redéploiement du parc nucléaire français après des années de « nuclear bashing », le professeur à Mines Paris – PSL rappelle que l’énergie nucléaire ne représente dans le monde que « 10% » de l’énergie finale (NDLR : l’énergie livrée au consommateur pour sa consommation privée »), contre « 60% pour les combustibles fossiles parmi lesquels le charbon et le gaz. En cela, l’Hexagone se distingue puisque le nucléaire y occupe « une place dominante », qui selon Jean-Marc Jancovici, « tient essentiellement au fait que la France n’avait pas de charbon au moment des chocs pétroliers ». « La vertu climatique française actuelle ne doit donc pas grand-chose à la clairvoyance climatique », ironise-t-il. L’occasion pour le chercheur de balayer l’argument selon lequel l’hydrogène pourrait apparaître comme une solution de repli : « Comme vecteur électrique, l’hydrogène ne sert à rien », explique-t-il.
Affirmant « ne pas savoir » si la consommation électrique va augmenter dans les années à venir, le fondateur du Shift Project souligne cependant que « historiquement, la corrélation entre la consommation électrique mondiale et le PIB mondial est une droite parfaite ». Incertitudes également sur le choix du tout-nucléaire, tout-renouvelable, ou d’un mix. « Si vraiment le fait d’augmenter rapidement la capacité nucléaire française est un sujet, je ne sais pas si la meilleure option est de faire des EPR », concède le chercheur, qui souligne que « partout en Europe, le nucléaire a gagné 20 points d’opinions positives », qu’il attribue en partie comme « la conséquence directe de la guerre en Ukraine ».
En revanche, l’ingénieur se veut beaucoup plus affirmatif sur la construction de réacteurs de 4e génération, qui ont pour vocation d’être mis en service à horizon 2050, avec notamment l’objectif de répondre à des critères de « durabilité », de « sûreté », de « compétitivité économique » et de « résistance à la prolifération nucléaire », selon le site de Polytechnique. « Si on veut que le nucléaire soit une énergie significative dans le monde, il faut passer le plus vite possible à la 4e génération et ne pas avoir de facteur limitant pour le combustible », explique Jean-Marc Jancovici, tout en estimant nécessaire de prolonger les réacteurs actuels, « le temps de faire la jonction ».
« On fait de nous des animaux paresseux et accumulatifs par nature »
Pour autant, s’il se définit comme « pronucléaire », il défend également une vision « décroissantiste ». « Même une électrification des usages ne nous permettra pas une grande démarche de sobriété », alerte l’ingénieur, qui torpille à l’occasion la Commission européenne, pour avoir défini l’électricité comme étant un « bien ordinaire ». « C’est une erreur fondamentale d’appréciation », tance-t-il, se déclarant « partisan d’un détricotage significatif du système, en repartant de la physique ».
« Pendant deux siècles, on a passé notre temps à carboner l’économie », par « besoin d’accumuler des réserves », explique-t-il encore, tout en estimant que l’« on fait de nous des animaux paresseux et accumulatifs par nature ». « Aucune marge technique ne résoudra notre problème tant que nous avons cette envie d’accumulation sans limites dont on n’arrive pas à se débarrasser », tacle-t-il, critiquant la « mondialisation libérale heureuse ». Dans la même lignée, il met l’accent sur la nécessité d’arriver à « trouver du sens et de la satisfaction dans des choses compatibles avec la sobriété », observant en ce sens une « émergence chez les privilégiés », mais également chez les « jeunes ».
Manque de planification écologique
Interrogé enfin sur le sujet de la planification écologique, Jean-Marc Jancovici signale que celle-ci a « toujours eu lieu dans notre pays à des degrés variables », prenant comme exemple la grande phase de reconstruction à la suite du cataclysme de la Seconde Guerre mondiale. « La traduction jacobine centralisatrice s’accommode très bien du fait qu’un Etat décide de beaucoup de choses, en particulier d’un horizon long-terme », observe-t-il, tout en déplorant que la mondialisation économique et financière a créé une « tendance à en faire de moins en moins ». « Planifier permet de gérer ex-ante les effets d’éviction », estime-t-il, jugeant que ces derniers, en cas de non-contrôle, peuvent être « particulièrement violents ».
A cet égard, l’ingénieur adresse une saillie non dissimulée à l’encontre du Premier ministre, Gabriel Attal, regrettant son manque d’entrain sur cette question : « Si je regarde le secrétariat général à la planification écologique qui a été mis en œuvre, il était beaucoup plus en cours, du temps d’Elisabeth Borne, qu’il ne semble aujourd’hui du temps de M. Attal, qui n’a pas l’air de manifester pour ce genre de sujets, une attirance particulière », regrette-t-il, amer.
Un constat partagé par l’association France Nature Environnement, qui titrait, deux mois après la nomination de l’ancien ministre de l’Education nationale : « 2 mois de gouvernement Attal : la déplanification écologique ».
Pour aller plus loin