Paris Education workers protest

Grève des enseignants : derrière les groupes de niveau, l’avenir du collège unique en balance

Les enseignants étaient en grève ce mardi à l’appel des principaux syndicats du secteur, pour réclamer des hausses de salaire et l’abandon des mesures prévues par la réforme du « choc des savoirs » voulue par Gabriel Attal. Parmi elles, la mise en place de groupes de niveau pour les collégiens, en mathématique et en français, un dispositif dont l’efficacité fait largement débat.
Romain David

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Si le court passage de Gabriel Attal au ministère de l’Education nationale a été salué par une large partie de la classe politique, notamment après l’interdiction du port de l’abaya et la mise en place d’un vaste plan de lutte contre le harcèlement scolaire, c’est bien contre l’héritage du nouveau Premier ministre que se mobilise le monde enseignant ce mardi 6 décembre. À Paris, la manifestation s’est élancée en début d’après-midi de la place de la Sorbonne en direction de la rue de Grenelle. Une première journée d’action, le 1er février, avait mobilisé un enseignant sur cinq, selon les chiffres du ministère de l’Education. Dans le viseur des syndicats : la réforme dite du « choc des savoirs », destinée à relever le niveau des élèves français, notamment épinglé dans le dernier rapport Pisa de l’OCDE.

Parmi les mesures annoncées : le redoublement des élèves laissé à l’appréciation des enseignants, une refonte des programmes du primaire, la mise en place de la « méthode de Singapour » pour l’enseignement des mathématiques, l’obtention du diplôme du brevet rendue obligatoire pour un passage en seconde et, surtout, la constitution de groupes de niveau au collège. Cette dernière disposition cristallise une large part de la grogne des enseignants, jusqu’à faire passer au second plan les revendications salariales.

Trois groupes de niveau pour les mathématiques et le français

À compter de la rentrée 2024, les élèves de sixième et de cinquième seront répartis en trois groupes, selon leur niveau, dans deux matières : le français et les mathématiques. « Nous créerons des postes pour qu’il n’y ait qu’une quinzaine d’élèves » dans les groupes qui rencontrent le plus de difficultés, avait précisé Gabriel Attal. À partir de 2025, ce système doit être étendu aux classes de quatrième et de troisième.

Les élèves pourront passer d’un groupe à un autre selon les progrès réalisés. Ceux qui rencontrent le plus de difficultés pourront même bénéficier d’heures supplémentaires, grignotées sur d’autres matières, en accord avec les parents et les professeurs. Les textes relatifs à la mise en place des groupes de niveau doivent être présentés au Conseil supérieur de l’Éducation (CSE), une instance consultative présidée par le ministre, le jeudi 8 février.

Les syndicats, études scientifiques à l’appui, considèrent les groupes de niveau comme inefficace. Ils seraient stigmatisants pour les élèves placés dans les groupes les plus bas. Par ailleurs, la répartition en catégories de niveau serait un frein à l’émulation. « L’objectif ne semble plus être l’enseignement avec un collectif d’élèves mais du coaching d’élèves isolés dans leur parcours, à qui on devrait faire croire que leur bien-être ne dépend que de leurs propres compétences psycho-sociales », épingle le SNES-FSU, premier syndicat enseignant dans le second degré. Seule voix discordante au milieu du concert de critiques, celle du Snalc, le syndicat national des lycées, collèges, écoles et du supérieur, qui défend cette mesure depuis plusieurs années.

Des effets conditionnés aux moyens investis

La littérature pédagogique sur les groupes de niveau est relativement fournie, mais ses conclusions ne sont pas aussi catégoriques que peuvent le laisser entendre certains opposants à la réforme, même si la plupart des textes s’accordent sur le peu d’efficacité de ce type de dispositif. Le regroupement permanent est « inefficace », affirme une note publiée en novembre 2023, après les annonces de Gabriel Attal, par le programme Innovations, Données et Expérimentations en Éducation (IDEE) de l’Agence nationale de la Recherche (ANR). En revanche un système « transitoire et flexible », qui répond au besoin spécifique de l’élève et lui permet de passer d’un niveau à un autre en fonction des progrès effectués présente des « résultats plus encourageants », souligne ce document.

« La mise en œuvre des groupes de besoin requiert dans tous les cas une approche souple de la part des enseignants, qui doivent réorganiser les groupes régulièrement à partir d’évaluations fréquentes des élèves », explique encore le programme IDEE. Or, la mise en place d’un tel système, qui nécessite un important investissement organisationnel et un suivi constant, se heurte bien souvent aux contraintes matérielles des établissements : manque de professeurs, de salles…

« Les expérimentations menées par Louis Legrand [ancien directeur de l’Institut national de recherche pédagogique (INRP), ndlr] en amont de la réforme du collège unique ont montré qu’il était difficile de mettre en place des groupes de niveau sans qu’ils ne deviennent permanents. C’est un système inégalitaire, décalque des origines socio-culturelles, qui ne fonctionne que de manière très ponctuelle et réclame une mise en place qui n’est pas si simple que cela. Il faut des formations spécifiques pour les enseignants, une souplesse dans les emplois du temps. Bref, tout cela pose aussi la question de la marge d’autonomie que l’on veut bien accorder aux établissements », observe auprès de Public Sénat Claude Lelièvre, historien de l’éducation et professeur émérite.

Dans un article de 2003 publié par La Revue de Pédagogie, les universitaires belges Vincent Dupriez et Hugues Draelants relèvent la difficulté d’établir, ou d’infirmer, l’efficacité des groupes de niveau sur la progression des élèves. Néanmoins, les différentes études passées au crible, et dont certaines remontent aux années 1960, semblent montrer que ce système profite davantage aux bons élèves qu’à ceux en difficultés. « Les études expérimentales concluent le plus souvent que cet effet n’existe pas, contrairement aux études en milieu naturel qui le constatent, dans la très grande majorité des travaux menés. Cet effet est d’une intensité faible ou moyenne, mais il apparaît comme statistiquement significatif. Il se distribue presque toujours de la même manière : les élèves faibles sont pénalisés par les classes de niveau tandis que les élèves plus avancés en sortent bénéficiaires. »

Vers un démantèlement du collège unique ?

« Il y a des courants pédagogiques qui dominent. En France, le souci de la non-stigmatisation a fini par transformer le collège unique, qui était une idée noble, en collège uniformisé. C’est un tabou qu’il faut lever », estime le sénateur LR Max Brisson, spécialiste des questions d’éducation et ancien inspecteur général de l’Education nationale. « Il est temps de rompre avec les pratiques et le discours dominant qui a mis l’école de la République en échec. Je crois aux groupes de niveau, et je suis surpris par les positions syndicales alors que les professeurs nous répètent que la plus grande des difficultés auxquelles ils sont confrontés, c’est l’hétérogénéité des classes », relève l’élu.

« La noblesse de ce métier, c’est de pouvoir enseigner à la fois aux plus brillants et aux élèves en difficulté. Mais faire les deux en même temps est impossible, sauf dans la tête des pédagos qui n’ont pas enseigné depuis très longtemps ! », s’agace Max Brisson.

« J’ai rarement vu un projet pédagogique faire à ce point l’unanimité contre lui. Ce gouvernement veut avoir raison contre tout le monde », soupire la sénatrice socialiste Colombe Brossel, ancienne adjointe à la mairie de Paris, en charge de la réussite éducative. « J’estime qu’il faut faire de la politique publique en s’appuyant sur des données scientifiques. Ce qui peut fonctionner, c’est l’accompagnement temporaire sur des difficultés particulières, une ou deux compétences déterminées, ce que l’on appelle les ‘groupes de besoins’. Mais cela existe déjà dans les établissements », souligne l’élue. « Au fond, cette réforme est un leurre, car on demande aux enseignants de préparer la prochaine rentrée sans moyens supplémentaires. Par ailleurs, vous allez avoir des enseignants de mathématiques et de français qui ne se retrouveront jamais devant une classe entière. Dans ces conditions, comment construire un projet d’ensemble ? », interroge l’élue.

« Mais le vrai sujet, avec cette réforme, se trouve devant nous : est-ce que l’on accompagne tout le monde, ou est-ce que l’on veut un collège qui fasse le tri entre les élèves ? », relève encore Colombe Brossel.

Pour Claude Lelièvre, le collège unique, depuis plusieurs années, « reste au milieu du gué entre deux directions : être une sorte de primaire supérieur, dans le cadre de l’enseignement obligatoire, ou un moment de préparation, et donc de sélection, avant le lycée ». « Pour moi, le jugement de l’affaire tient dans la réforme du brevet. Pour la première fois, cet examen va devenir un critère discriminant à l’entrée en seconde. À partir de là, il apparaît évident que les efforts seront portés vers ceux qui sont en mesure de l’avoir », conclut l’historien.

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