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Taxer les géants du numérique : une réponse européenne aux droits de douane « pertinente » ou qui « ne tient pas la route ? »

La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, évoque une taxe sur les revenus publicitaires des Gafam, en cas d’échec des discussions avec Trump sur les droits de douane. « Il ne faut pas se laisser marcher sur les pieds », soutient la sénatrice Catherine Morin-Desailly. Mais pour Ophélie Coelho, chercheuse à l’Iris, nous risquons d’être les « perdants ». Elle défend plutôt le développement de nos propres solutions autour du « logiciel ».
François Vignal

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On attendait d’en savoir plus sur la réponse des Européens à la hausse des droits de douane décidée par Donald Trump. C’est fait. Le président américain a beau avoir suspendu pour 90 jours la surtaxe de 20 % décidée pour l’Union européenne, le temps de négocier, Bruxelles met sur la table ce vendredi sa possible contre-attaque, en cas d’échec des discussions.

Dans le Financial Times, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, agite la menace d’une taxation des géants du numérique, si aucun terrain d’entente n’est trouvé. « Il existe un large éventail de contre-mesures », souligne la responsable européenne dans les colonnes du quotidien britannique. « Par exemple, on pourrait imposer une taxe sur les revenus publicitaires des services numériques », avance-t-elle. Et d’évoquer aussi le recours à l’« instrument anticoercition », une arme comparée à un « bazooka » économique. Il permet d’empêcher l’accès aux marchés publics européens ou le blocage de certains investissements.

« Meta et Google ont entre 85 et 90 % du marché publicitaire numérique »

Pour la sénatrice centriste Catherine Morin Desailly, qui suit les sujets numériques depuis longtemps, la proposition est bonne. « Taxer les recettes publicitaires me paraît une idée pertinente », réagit la sénatrice de Seine-Maritime. Une arme qui pourrait être dissuasive selon la sénatrice, d’autant plus, que « le modèle économique des plateformes repose sur la publicité, avec une fausse gratuité ». Des Gafam qui captent l’essentiel des revenus. « Meta (ex-Facebook) et Google ont entre 85 et 90 % du marché publicitaire numérique. Il y a un monopole. Et Google et Meta, c’est 60 % du marché publicitaire en général. Pour nos services et plateformes européens, voyez ce qu’ils récupèrent… » pointe Catherine Morin-Desailly, qui ajoute :

 A un moment donné, il ne faut pas se laisser marcher sur les pieds et taper au portefeuille. 

Catherine Morin-Desailly, sénatrice centriste de Seine-Maritime.

Taxer la publicité peut donc « être un levier de pression ». Mais Catherine Morin-Desailly reconnaît qu’étant donné « les revenus de ces monstres – car on a laissé grandir des prédateurs – avec des chiffres d’affaires colossaux, peut-être que ça représentera une goutte d’eau pour eux ». Mais « il faut aussi à un moment donné dire stop ».

« Est-ce que l’Union européenne sera en mesure d’imposer une taxation et à quel niveau ? Le diable est dans les détails… »

Reste à voir comment mettre en œuvre une telle taxe, si les discussions capotent. « Est-ce que l’Union européenne sera en mesure d’imposer une taxation et à quel niveau ? Le diable est dans les détails… Ce serait pendant quelle durée, de quelle manière, avec quelles contreparties des Etats-Unis ? On n’en sait rien », relève pour sa part Bernard Benhamou secrétaire général de l’Institut de la souveraineté numérique. « Mais qu’il faille une réponse, c’est évident. Il s’agit de ne pas donner l’impression qu’on est la Suisse, qui a abandonné tout espoir de riposte. Quand on est 450 millions de citoyens européens, c’est légitime », ajoute-t-il.

Une telle action pourrait pousser Trump à agir. « Oui, il voudra défendre les Gafam, ils sont importants comme donateurs et comme acteurs économiques. Laisser l’impression qu’il pourrait laisser sanctionner les Gafam serait une mauvaise opération politique pour lui », estime Bernard Benhamou. Cette possible réponse européenne a aussi le mérite « d’appuyer sur le fait que notre balance commerciale vis-à-vis des Etats-Unis, si elle est excédentaire sur les produits, ne l’est absolument par sur les services, avec ici des produits ultra-hégémoniques », « c’est intelligent ».

« Il faut toujours prendre le train de l’innovation en cours, on ne va pas recréer un moteur de recherche »

Mais Bernard Benhamou prévient, « toute régulation, toute forme d’encadrement sera contournée si nous n’avons pas de politique industrielle en regard ». « Si nous ne développons pas une politique industrielle pour être moins dépendants des Etats-Unis et de la Chine, quelles que soient les méthodes, elles seront contournées et nous seront vassalisés, avec un risque, non pas seulement économique, mais aussi politique. Dans son rapport, Mario Draghi (ex-premier ministre italien et ex-président de la BCE, ndlr) parle du risque d’agonie européenne », alerte le directeur général de l’Institut de la souveraineté numérique.

Catherine Morin-Desailly soutient aussi qu’il faut penser la suite. « Il sera important que les Européens se réarment industriellement très rapidement, et qu’ils conçoivent des outils de nouvelle génération sur des modèles économiques différents de ces géants qui captent tout ». « Il faut toujours prendre le train de l’innovation en cours. On ne va pas recréer un moteur de recherche, mais il faut se dire que beaucoup d’activités vont passer par l’IA générative, les chat box », souligne la sénatrice du groupe Union centriste.

« La seule manière de procéder n’est pas la fiscalité ou les amendes, mais c’est de leur dire, si vous ne respectez pas les règles, on va voir ailleurs »

Mais taxer les géants du numérique est-il vraiment la bonne solution ? Ce n’est pas l’avis d’Ophélie Coelho, chercheuse en géopolitique du numérique et membre de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris). « Sur le numérique, le problème est qu’on a peu d’arguments pour peser sur ces questions-là. Qui seront les perdants si on commence à mettre la pression sur les géants du numérique aujourd’hui ? Et bien malheureusement, ça ne sera pas eux. Le rapport de force est trop déséquilibré », met en garde la chercheuse, autrice de « Géopolitique du numérique, l’impérialisme à pas de géants » (ed. de L’Atelier, 2023).

Pour elle, taxer les services numériques, « Ça ne tient pas la route, dans le sens où ce ne sont pas nous les gagnants », insiste-t-elle. « Si on dit qu’on les taxe, leur réponse sera soit de respecter la norme, soit de refuser de payer les taxes. Et leur argument final sera de dire que peut-être, ils ne seront plus en Europe. Ce n’est pas parce qu’on est un marché important pour ces entreprises que pour autant, ils vont se plier à toutes nos conditions, car le rapport de force est inégal », répète Ophélie Coelho. « Comme ils savent qu’ils n’ont pas de concurrence, ils savent qu’ils peuvent nous faire accepter à peu près n’importe quoi et faire pression en disant on augmente le prix de nos services. Ils le répercuteront sur les utilisateurs. Ce ne sont jamais eux les perdants, car la situation structurellement de dépendance n’est pas du tout à notre avantage », développe la chercheuse de l’Iris.

Ophélie Coelho soutient que « la seule manière de procéder n’est pas la fiscalité ou les amendes, mais c’est de leur dire, si vous ne respectez pas les règles, dans ce cas, on va voir ailleurs. Et pour voir ailleurs, en protégeant enfin la sécurité numérique des Européens, c’est d’avancer de notre côté, avec des solutions ».

« Les décideurs sont sourds à ces solutions, car on a un petit problème de boussole »

Mais selon la chercheuse, ce n’est pas gagné. « Les décideurs sont sourds à ces solutions, car on a un petit problème de boussole. Car notre objectif, jusqu’ici, était de créer des concurrents aux Gafam. Or le sujet n’est pas là. C’est de répondre aux besoins essentiels des entreprises et de la société, pour que demain, lorsque les Gafam imposent des règles qui ne nous conviennent pas, on puisse se passer de ces entreprises et créer nos propres règles », analyse la chercheuse en géopolitique du numérique. Et pour y parvenir, « ça ne nécessite pas de créer des géants du numérique et d’entrer en concurrence avec la big tech, qui fait un business assez sale – ils ont fait du vol de données au début. Quand on parle des besoins de l’Europe, il ne s’agit pas de répondre par des IA ultra-perfectionnées, mais de répondre aux besoins des entreprises, écoles, hôpitaux, avec par exemple des capacités d’hébergement, de bureautique, d’outils de communication, des choses qu’on a déjà en réalité. Ce n’est pas des Airbus qu’il faut, mais du logiciel, qui est par nature décentralisé ».

Or « tout ça n’est pas sexy aux yeux des politiques, qui ont en tête OpenAI. Or si demain, on coupe Chat GTP, ce n’est pas une catastrophe. Mais si on coupe Google drive, Aws (Amazon web service), c’est une catastrophe pour l’Etat. On ne court pas après le bon lièvre », conclut la chercheuse de l’Iris. L’énorme pression mise par Donald Trump permettra peut-être aux Européens de trouver vite le bon chemin. Ou pas.

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