La succession de la crise sanitaire et de la guerre en Ukraine a enclenché un « choc des consciences » sur les dépendances aux importations de masques et d’énergie. Cela a été le point de départ de la réflexion menée par Sophie Primas (LR), Franck Montaugé (PS) et Amel Gacquerre (UC) sur la « souveraineté économique » de la France. Les sénateurs de la commission des Affaires économiques dressent dans un rapport intitulé « cinq plans pour reconstruire la souveraineté économique », un « constat extrêmement alarmant », selon la présidente de la commission des Affaires économiques, Sophie Primas, qui parle d’une « perte de souveraineté généralisée » à tous les secteurs clés de l’économie française, des outils de production aux compétences professionnelles. Si les sénateurs concèdent au gouvernement – et notamment au discours de politique générale d’Élisabeth Borne – des « vœux » et des « objectifs » en la matière, ils demandent maintenant des propositions opérationnelles.
Dépendance à certaines matières premières : « Personne ne s’est posé la question »
« Sans cette crise sanitaire, on se demande si nos gouvernements se seraient saisis de la question », se désole Franck Montaugé, sénateur socialiste du Gers spécialiste des questions industrielles. Le premier plan de ce rapport vise en effet à poser un diagnostic précis sur l’état exacts des « intrants vulnérables et stratégiques » desquels dépend l’économie française. Des inventaires « embryonnaires » ont été lancés, notamment par Agnès Pannier-Runacher après la crise covid, mais sans souci de définir l’importance de certaines importations, explique Sophie Primas. La sénatrice prend l’exemple du recensement par l’administration de l’approvisionnement français en plantes en plastique, dont la pertinence peine à sauter aux yeux. La présidente de la commission des Affaires économiques rappelle que 80 % du déficit commercial français correspond à seulement 900 produits, d’où l’intérêt de les identifier précisément. « Cette cartographie n’existe pas. Notre pays, avec les moyens scientifiques et administratifs dont on dispose, n’est pas capable de savoir dans le détail sur quel secteur nous sommes souverains, et sur quels secteurs nous sommes vulnérables. En fait, personne ne s’est posé la question », alerte Franck Montaugé.
Le but pour les sénateurs est donc bien de « cartographier » filière par filière, les chaînes de valeur mondiales, afin d’identifier les secteurs critiques et de mettre en place des solutions pour retrouver une « souveraineté économique. » Ce qui n’implique pas nécessairement de tout relocaliser, insistent-ils en évoquant des solutions de stockage stratégique, avec une fiscalité adaptée, propose par exemple Franck Montaugé. Sur l’exemple hautement symbolique des masques, la France paraît difficilement compétitive pour relocaliser la production en France, en revanche il est possible de constituer d’importants stocks stratégiques en mettant par exemple en place une fiscalité avantageuse sur ces importations. Mais l’Etat pourrait aussi miser sur une diversification des approvisionnements ou des partenariats et des achats communs à l’échelle de l’Union Européenne. « On ne peut pas relocaliser n’importe quoi », conclut Franck Montaugé, rejoint par Amel Gacquerre, qui ajoute qu’il est nécessaire pour cela d’avoir des compétences disponibles, ce qui est loin d’être évident dans certains secteurs, comme la soudure. « On le dit depuis 20 ans », regrette la sénatrice centriste du Pas-de-Calais.
2 secteurs-clés pour la souveraineté économique : l’énergie et le numérique
La guerre en Ukraine et les sanctions économiques qui en ont découlé ont clairement mis en évidence les risques de dépendance énergétique dont pouvaient souffrir la France et l’Europe. C’est donc un des axes clés du deuxième plan du rapport, qui veut miser sur une stratégie à trois piliers : le nucléaire, les énergies renouvelables et la sobriété énergétique. Un mix entre le soutien historique de la majorité sénatoriale à la filière nucléaire française et une conversion aux renouvelables et à la sobriété énergétique, qui étaient il y a encore quelques ans l’apanage des écologistes. « On s’attaque à un totem, et à 10 ans d’atermoiements sur le nucléaire », assume Sophie Primas, qui en fait un élément nécessaire de la décarbonation du mix énergétique français, qui passera par une électrification très importante.
Ce « totem », c’est la part maximale de 50 % de nucléaire dans le mix électrique français, fixée dans les scénarios produits par RTE, la filiale d’EDF qui gère les réseaux d’électricité. L’Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN) avait déjà émis des doutes sur la capacité du parc nucléaire à maintenir sa production, sans parler du « pari industriel » que constitue la construction de nouveaux EPR, et il en faudrait déjà 14 pour atteindre 50 % de nucléaire dans le mix électrique français à horizon 2050, alors que le gouvernement et EDF tablent pour le moment sur 6. Pour Sophie Primas, le but est déjà de sortir de la logique dans laquelle ont été les pouvoirs publics pendant 10 ans en « mettant dans la tête des Français qu’on allait baisser la production d’électricité nucléaire », afin de « motiver » la filière.
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La situation est presque plus inquiétante au niveau de la souveraineté numérique. 99 % du trafic de données français passe en effet par des câbles sous-marins, qui sont en écrasante majorité détenus par Google et Amazon. Sophie Primas estime ainsi que tous les débats sur les « clouds souverains » français et européens sont vains, tant que la souveraineté n’est pas acquise dans le transport de données. « La start-up nation, ce ne sont pas que des applis », rappelle la présidente de la commission des Affaires économiques en rappelant la nécessité de réfléchir aux infrastructures et aux données qui vont avec : « Les données concernant les PGE sont par exemple stockées aux Etats-Unis, et après on s’étonne que des entreprises américaines viennent faire des offres à des entreprises françaises pile au moment où elles sont en difficulté passagère ? »
Cela illustre aussi le poids des GAFAM dans ces questions de souveraineté – au-delà des relations entre Etat – et à cet égard, le rapport propose la création d’un « droit de péage » pour que les plateformes reversent aux opérateurs une partie des bénéfices qu’ils tirent des énormes investissements réalisés par ces derniers. En clair, les opérateurs européens consentent d’importants investissements dans des infrastructures, pour qu’ensuite plus de 50 % de la bande passante soit accaparée par quelques plateformes comme Netflix, Google ou Facebook. « Il n’est pas trop tard », insiste Sophie Primas.
Souveraineté économique française ou européenne ?
Pour autant, Sophie Primas, Amel Gacquerre et Franck Montaugé ne veulent pas tomber dans un « point de vue autarcique. » « Nous sommes un pays ouvert, avec un marché intérieur européen dynamique, il n’est pas question de remettre en cause ce système. Nous voulons une Europe souveraine dans un monde ouvert », affirme d’entrée la présidente de la commission des Affaires économiques. La question de la souveraineté économique française est effectivement indissociable de la question européenne, puisque les politiques commerciales, ainsi que la politique de la concurrence sont des compétences exclusives de l’UE.
Les sénateurs soulèvent par exemple dans le rapport la question du Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF), qui taxe les importations de produits polluants. C’est a priori une bonne nouvelle pour la compétitivité des entreprises françaises, pour Franck Montaugé, le surcoût sur certaines importations de consommation intermédiaire pourrait « mettre en péril » la compétitivité de certains produits manufacturés européens. Par exemple, si l’acier importé pour construire une machine-outil est taxé, le coût de cette taxe pèsera sur la compétitivité coût du produit fini.
D’où la nécessité pour les sénateurs de mettre en place des « clauses miroirs », qui instaurent une réciprocité dans ce genre de taxes environnementales. L’Union européenne s’est récemment déclarée favorable au principe, notamment sur les marchés publics, où les pays européens exigeraient de leurs partenaires commerciaux obtenant des marchés publics en Europe qu’ils ouvrent leurs marchés publics aux entreprises européennes. Franck Montaugé reste dubitatif : « Pour le moment, on a souvent eu ce genre de déclarations, mais ça n’a jamais donné lieu à des développements concrets. »