L’approche des discussions budgétaires au Sénat est l’occasion pour les élus de remettre sur la table le sempiternel débat sur les sociétés d’autoroute, régulièrement pointées du doigt pour leur très forte rentabilité. Un rapport de la commission des finances, rendu public ce mercredi 23 octobre, alerte sur le retard pris par l’Etat dans la préparation des procédures de fin de concessions, qui arriveront à échéances d’ici quelques années. Une opportunité pour la puissance publique, qui pourrait ainsi reprendre la main sur une manne de plusieurs dizaines de milliards d’euros. « Alors que les besoins évalués d’investissements nécessaires à la transition écologique du secteur des transports sont considérables […] il est absolument essentiel que l’État se saisisse de l’occasion offerte par l’expiration des concessions historiques », enjoint ce document.
Pour mémoire : l’Etat, qui reste propriétaire d’un réseau autoroutier estimé à 194 milliards d’euros, en a confié la gestion il y a une vingtaine d’années à plusieurs entreprises privées, comme Sanef, APRR ou Vinci autoroutes. Ces entités avaient déjà la charge des autoroutes, sous forme de sociétés d’économie mixte, mais à partir des années 2000, la puissance publique a fait le choix de se désengager des capitaux. Depuis, les contrats de concession sont régulièrement dénoncés, en raison des sommes engrangées par ces sociétés, bien au-delà de ce qui avait été anticipé au moment de la privatisation.
40 milliards d’euros de bonus
Déjà en 2020, la Chambre haute avait ouvert une commission d’enquête parlementaire sur le contrôle, la régulation et l’évolution des concessions autoroutières. Le rapport d’enquête évoquait la « surrentabilité » à venir des sociétés. La plupart ont atteint leur seuil de rentabilité entre 2023 et cette année, alors que celui-ci était initialement escompté pour la décennie 2030. Les sociétés devraient donc engranger de juteux bénéfices jusqu’à ce que les premiers contrats arrivent à échéance, d’ici 2031. Près de 40 milliards d’euros de rentabilité supplémentaire, selon les estimations de l’Autorité de régulation des transports (ART).
« La filiale Vinci autoroutes représente 9 % du chiffre d’affaires du groupe Vinci et 43 % de son résultat net. On peut donc dire que l’activité autoroutière est un peu la vache à lait du groupe », pointe le rapporteur Hervé Maurey, sénateur centriste de l’Eure et spécialiste des questions de transport. « La surperformance financière de certaines sociétés d’autoroutes s’expliquerait essentiellement par les gains de refinancement qu’elles ont réalisés en optimisant la gestion de leurs dettes dans un contexte de réduction historique des taux d’intérêt », explique le rapport. L’Autorité de régulation des transports pointe également des hausses de péages « injustifiées », pour un montant de 500 millions d’euros depuis 2016.
Si de nombreux élus, notamment à gauche de l’échiquier politique, ont appelé ces dernières années à rouvrir une négociation sur les contrats, le gouvernement y a toujours été réticent, notamment face au risque juridique. En effet, en cas de résiliation immédiate, l’Etat pourrait se voir contraint de verser aux entreprises concernées une indemnité estimée entre 40 et 50 milliards d’euros. Par ailleurs, l’absence de pression concurrentielle prive le gouvernement d’une véritable marge de négociation face aux sociétés, désormais en situation de quasi-monopole.
Mettre en place des concessions plus courtes
« Plutôt que d’envisager une très hypothétique fin anticipée des concessions historiques actuelles, il est plus raisonnable de se concentrer sur les procédures à conduire d’ici à leur échéance et sur la définition d’un nouveau modèle de gestion des autoroutes à cet horizon », estime le sénateur Hervé Maurey. Rejetant l’hypothèse d’une reprise en main du réseau par la puissance publique, en raison du coût que celle-ci représenterait, à plus forte raison dans un contexte de disette budgétaire, l’élu appelle à « réformer et rééquilibrer » le modèle concessif.
Notamment sur la base de concessions plus courtes, de quinze à vingt ans, « faisant l’objet d’un réexamen tous les cinq ans », alors que les contrats actuels courent sur une trentaine d’années, et pour certains jusqu’à 75 ans avec les avenants. « Il est irréaliste d’envisager pouvoir sérieusement anticiper sur des durées si longues l’évolution de paramètres aussi incertains que le trafic poids lourd, l’inflation ou encore les taux d’intérêt », écrit le rapporteur. Il invite également les ministères concernés à améliorer le suivi économique et financier des concessions, longtemps resté « quasi inexistant ».
Avec le développement des mobilités durables, le rapport anticipe également une baisse des investissements du routier. Dans cette perspective, il est question de réorienter une part des recettes des péages vers le financement de la transition écologique.
Autre suggestion : la révision du périmètre géographique des concessions actuelles. À titre d’exemple, ASF gère un réseau de 2 730 km, contre 1 817 km pour Sanef.
La remise en état du réseau
Le rapport publié ce mercredi insiste également sur l’état du réseau. Les contrats prévoient qu’à l’expiration des concessions, les infrastructures soient remises à la puissance publique dans un « bon état » d’entretien. Or, le flou autour de la notion de « bon état » soulève de vives inquiétudes chez les parlementaires. Le rapport estime qu’un quart des ouvrages d’art sont susceptibles de se dégrader très rapidement dans les années à venir.
« En dépit des prérogatives qu’il détient et au détriment de ses intérêts patrimoniaux, l’État concédant s’apprête à mettre en application une doctrine bien moins exigeante que les recommandations faites par le régulateur avec lequel il est en profond désaccord. L’État concédant accepterait ainsi de se voir remettre des infrastructures dont il sait que seulement quelques années plus tard elles devront faire l’objet de lourds travaux de remise en état. » L’autorité de régulation estime que ce chantier pourrait avoisiner les deux milliards d’euros.
« S’il y a un point sur lequel on ne peut pas faire grief aux concessionnaires, c’est l’entretien du réseau. Mais il faut distinguer l’entretien courant de l’état des structures », précise le sénateur Hervé Maurey. « Certains ponts sont dans un bon état d’usage mais présentent déjà des signes de fatigue, qui indiquent qu’il faudra faire, dans dix ans, des travaux importants. » Il demande donc à l’Etat d’imposer un cahier des charges bien plus exigeant aux sociétés d’autoroute, afin de s’assurer qu’elles prennent à leur charge ces dépenses.