Réguler le numérique : « Il faut que l’on se parle plus » jugent les opérateurs américains

La commission spéciale du Sénat chargée d'examiner le projet de loi visant à sécuriser et à réguler l'espace numérique a auditionné le jeudi 15 juin les opérateurs. Face aux sénateurs étaient présents des représentants d’Amazon, de Google et de Méta. Ils ont notamment donné leur avis sur le texte du gouvernement, qui sera débattu début juillet au Sénat et le nouvel écosystème du numérique qui doit en émerger.
François-Xavier Roux

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Cette audition fait suite à celle des régulateurs la semaine dernière, toujours dans l’optique d’avoir un retour sur le texte de Jean-Noël Barrot, ministre délégué chargé de la transition numérique. Le projet de loi vise à sécuriser et réguler l’espace numérique, à travers un cadre « protecteur » mais « souple ». La présidente de la commission, Catherine Morin-Desailly (UC), rappelle que les objectifs du texte sont d’établir un « régime qui vise à réguler tant pour le marché numérique, que pour celui des offres de services ». Quand le texte sera adopté, les opérateurs devront de fait se plier à de nouvelles obligations, notamment sur la protection des données. Le projet de loi prévoit aussi un rééquilibrage du marché avec une ouverture plus grande à la concurrence. Actuellement, les géants américains sont quasiment en situation de monopoles. Au-delà de ces questions structurelles, les données des utilisateurs sont « au centre des problématiques ». Lors de leur audition, les régulateurs avaient appelé les parlementaires à réfléchir au bon équilibre entre régulation et collecte des données.

« Comment pouvez-vous contribuer à une meilleure régulation ? »

C’est à cette question de la présidente de la commission que sont venus répondre les opérateurs. Sur le plan purement technique, ils possèdent une multitude de leviers sur lesquels jouer. La représentante de Méta (maison-mère de Facebook) évoque les sanctions touchant aux comptes directement. Elle explique que Méta peut décider d’une suppression temporaire de compte, allant de six mois à un an, mais qu’il est difficile d’empêcher la création de nouveaux comptes de la part d’un utilisateur déjà sanctionné. Frédéric Géraud, directeur des politiques publiques de Google Cloud France, remet en cause l’utilité réelle de bloquer les comptes. Il constate que le blocage des comptes est effectif après plusieurs années. Pour qu’ils aient un vrai impact, il faut un temps d’application plus court. Il existe également tout un travail de fourmis. Béatrice Oeuvrard, responsable des affaires publiques de Méta France, présente quelques chiffres qui illustrent le travail du groupe en la matière. « Chaque trimestre, on retire ou on bloque sept millions de contenus pédopornographiques ». Ces sept millions englobent tous les pays où est présent le groupe. Mais la France représente une part importante puisqu’elle « est le 2ème/3ème » pays qui demande la plus grosse régulation. « On a un problème en France » conclut-elle.

L’une des autres pistes de travail est le contrôle des utilisateurs. Sauf que pour cela, les opérateurs doivent avoir accès à un grand nombre de données. L’âge, l’adresse, l’identité, autant d’informations qu’ils pourraient conserver. Pour ouvrir ce sujet, Catherine Morin-Desailly a posé le problème du stockage des informations des utilisateurs de la part des opérateurs. Le Cloud Act, voté aux Etats-Unis en 2018, vise à contraindre les opérateurs américains à transmettre les données de leurs utilisateurs au gouvernement américain dans le cadre d’enquêtes, même si elles ne sont pas stockées sur le territoire américain. La sénatrice leur a donc demandé : « Êtes-vous soumis de transmettre les données des Européens ? ». Le représentant d’Amazon lui rétorque : « Non, le régime s’applique mais on peut contester en justice ». De même pour Google qui explique : « Nous contestons un certain nombre de requêtes du gouvernement américain ». La présidente n’a pas semblé satisfaite de ses réponses. « Je crois qu’en absence des accords de transferts des données des Européens vers les Etats-Unis vous êtes contraints de donner les données » a-t-elle conclu sur ce sujet. Les enjeux de souveraineté se retrouvent ainsi plongés dans la régulation.

« Le projet de loi vient parachever tout le travail qui est pensé depuis 20 ans »

La France semble se saisir de la question de la régulation depuis quelques années seulement. Benoît Tabaka, secrétaire général de Google France, reconnaît en effet qu’au début, la régulation était inexistante, voire sous-dimensionnée par rapport aux besoins. Il explique par exemple que « pendant longtemps le régulateur naturel d’Internet était le juge, qui est arrivé très tardivement ». Peu à peu se sont agrégées d’autres autorités. Jusqu’à arriver à l’écosystème que nous connaissons actuellement. « Il y avait une vraie difficulté à rentrer dans une logique de régulation ». Les opérateurs présents aujourd’hui n’ont pas pour mission première de réguler. C’est le travail de l’Arcom, de l’Arcep et de la Cnil. Mais leur rôle d’hébergeur leur incombe le devoir d’assurer une part du travail. La lutte contre le harcèlement et la restriction d’accès aux sites pornographiques pour les mineurs sont deux grandes causes qui poussent les opérateurs à intensifier un travail de régulation. Au cours de l’audition ont aussi été évoquées les possibilités de contrer la désinformation. La guerre en Ukraine a mis en lumière l’utilisation de canaux de communications pour servir la politique russe. Russia Today et Sputnik ont été bannis par les opérateurs mais ont été diffusés via d’autres sites. Pour lutter contre la désinformation, Google « a bloqué 800 chaînes et 4 millions de vidéos » en 2022.

Après la prise de conscience, il faut agir. Et sur ce point, cela paraît plus compliqué de coordonner tous les acteurs. Le directeur des politiques publiques de Meta France, Anton’Maria Battesti appelle à un meilleur dialogue : « Il faut que l’on se parle plus et tous ». Il est rejoint par Benoît Tabaka qui veut « trouver une manière de structurer cet échange avec les régulateurs ». Cet avis est unanime chez les opérateurs présents. Yohann Bénard, directeur des affaires publiques d’Amazon, va même plus loin. Aux acteurs traditionnels du numérique, il veut associer les « associations qui sont engagées sur ces questions ». Pour éviter une dispersion des forces, les opérateurs plaident pour un comité de régulation qui chapeauterait le tout. Deux possibilités sont évoquées. Soit un acteur actuel est désigné comme élément moteur, Google plaide pour l’Arcom. Ou alors est mis en place « un guichet unique » pour centraliser les signalements. Toutefois la régulation ne peut pas se faire sans l’engagement de l’Etat. Béatrice Oeuvrard explique que « s’il n’y a pas un pouvoir étatique », le phénomène ne pourra pas être endigué. L’injonction de Catherine Morin-Desailly – « Si nous voulons un monde soutenable, il faut qu’il soit parfaitement régulé » – semble donc trouver des oreilles réceptives chez les opérateurs du numérique. Le numérique n’ayant pas de frontière physique, il faut aller voir ce qui se fait chez nos voisins et travailler main dans la main, dans la même direction. Anton’Maria Battesti soutient qu’avoir une régulation vraiment efficace « suppose une coordination au niveau européen a minima, voire globale ».

Sans surprise, un projet de loi qui ne fait pas l’unanimité

Là où les régulateurs étaient plutôt unanimes sur l’utilité du texte, les opérateurs sont bien plus réservés. L’adoption du texte viendrait encadrer leur profession, où jusqu’alors ils règnent en maîtres. D’autant plus que l’Union européenne s’est aussi saisie du sujet, à travers le Digital Service Act et le Digital Markets Act. Benoît Tabaka analyse que « les deux cadres européens et français se superposeraient ». Il faut y entendre une législation deux fois plus présente pour dire la même chose. Le projet de loi français aurait donc une utilité moindre. Son collègue Frédéric Géraud, directeur des politiques publiques de Google Cloud France, pousse même le constat plus loin. Selon lui, « l’anticipation du texte européen est dommageable » car cela va contribuer à créer de la confusion. Il est dubitatif à l’idée de « créer une norme française ». Yohann Bénard annonce qu’Amazon « se conformera au droit » bien que certaines dispositions ne reçoivent pas l’aval de l’entreprise. Il alerte sur le risque de « fragmentation géographique » et d’un « espace numérique à deux vitesses ». Selon lui, le texte mettrait à mal le marché unique européen où la France ferait désormais cavalier seul, mais surtout le consommateur développerait une méfiance vis-à-vis des services en ligne. Le consommateur se retrouverait dans l’obligation d’adopter une défiance généralisée car tous les sites, qu’ils soient français ou non, ne seront pas contraints par les mêmes règles. Le groupe Méta, par l’intermédiaire de Béatrice Oeuvrard, reste le plus timide sur le sujet puisqu’il demande seulement « une plus grande discussion ». Le projet de loi arrivera en séance au Sénat le 4 juillet.

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