L’émotion et la révolte avaient été à la mesure de la catastrophe : immenses. Le 24 avril 2013 s’effondrait le Rana Plaza, un immeuble de Dacca (Bangladesh) abritant, outre une banque et quelques commerces, plusieurs ateliers de confection textile. Avec 1 135 morts et plus de 2 000 blessés, c’est l’accident le plus meurtrier de l’industrie textile. La plupart des victimes étaient des ouvrières travaillant pour de célèbres marques de vêtements occidentaux. La veille, elles avaient alerté – en vain – leur employeur sur les risques qu’elles encourraient, alors que des fissures étaient déjà visibles sur les murs du bâtiment. Si, à l’époque du drame, douze entreprises ont reconnu avoir des ateliers au Rana Plaza, l’ONG Public Eye affirme que 32 marques pourraient à ce jour y être reliées. Des noms connus de tous, sur tous les continents : Benetton, El Corte Ingles, Kik, Mango, Primark, mais également les Français Auchan, Camaïeu ou Carrefour.
La tragédie avait jeté un coup de projecteur sur les conditions de travail et de sécurité scandaleuses auxquels étaient exposés les travailleurs et travailleuses de l’industrie de la mode. Et ce, au grand dam des célèbres enseignes occidentales qui profitaient jusqu’alors de la main d’œuvre sous-payée des pays du Sud, méprisant la sécurité et la santé de leurs ouvriers, le tout, à l’abri du regard de leurs clients occidentaux.
Symbole des outrances de la fast-fashion et de la mondialisation, l’effondrement du Rana Plaza avait suscité de vives réactions autour du globe. Avec une opinion publique internationale sous le choc, l’industrie textile avait été forcée de réagir : les engagements des multinationales en faveur d’une amélioration des conditions de travail dans leurs usines du Sud s’étaient multipliés. Peu d’entre elles sont allées au-delà de simples mesures d’affichage…
Le drame du Rana Plaza aura tout de même porté quelques fruits juridiques. D’une part, au niveau international, avec la signature de l’Accord sur la protection contre les incendies et la sécurité des bâtiments au Bangladesh. Conclu entre des syndicats internationaux, des ONGs et des multinationales, l’accord a créé un premier cadre juridique contraignant pour l’industrie textile.
D’autre part, en France, avec l’adoption en 2017 d’une loi pionnière établissant un nouveau devoir de vigilance des entreprises.
- Le devoir de vigilance : une première dans le monde
En France, la tragédie du Rana Plaza a conduit à l’adoption d’une proposition de loi visant à davantage responsabiliser les entreprises transnationales et leurs filiales, en les soumettant à un « devoir de vigilance ». La conclusion d’un cheminement parlementaire long de quatre ans, aux allures d’une véritable « course d’obstacles », selon les mots des députés Coralie Dubost et Dominique Potier, chargés de dresser un premier bilan de la loi en 2022.
La loi du 27 mars 2017 introduit, dans le code du commerce, de nouvelles obligations visant les grosses entreprises susceptibles d’employer sur plusieurs continents. Elle impose aux sociétés comptant plus de 5 000 salariés en son sein et dans ses filiales d’élaborer un « plan de vigilance », censé identifier et prévenir les risques d’atteintes aux droits de l’homme, les dommages corporels ou environnementaux graves et les risques sanitaires résultant des activités de l’entreprise ou de ses sous-traitants.
Cinq parties doivent obligatoirement figurer dans le plan de vigilance : une cartographie des risques, les actions mises en œuvre par l’entreprise pour les atténuer ou les prévenir, l’évaluation régulière de la situation des filiales, des sous-traitants ou des fournisseurs, le recueil des signalements relatifs à l’existence ou à la réalisation des risques, et un dispositif de suivi et d’évaluation des mesures.
Depuis l’ordonnance n°2017-1162 du 12 juillet 2017, le plan de vigilance et le compte rendu de sa mise en œuvre sont intégrés au rapport de gestion présenté chaque année par le conseil d’administration ou le directoire de l’entreprise.
Le respect des obligations de vigilance est garanti, d’une part, par la possibilité pour les syndicats de salariés ou les associations intéressées de saisir la justice afin de contraindre l’entreprise à publier ou mettre en œuvre de manière effective son plan de vigilance. D’autre part, la loi engageant la responsabilité juridique de l’entreprise, elle permet ainsi à toute victime d’obtenir la réparation d’un préjudice, causé par le manquement avéré aux obligations de vigilance.
- Une directive européenne dans les tuyaux depuis 2022
Plusieurs pays européens ont, depuis 2017, emboîté le pas à la France. Aujourd’hui, l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, la Finlande, la Norvège, le Luxembourg et les Pays-Bas ont adopté, ou sont en train de construire, des législations reprenant le devoir de vigilance des entreprises.
Ces initiatives nationales n’ont pas fait disparaître pour autant le besoin d’une réglementation à l’échelle européenne. Au contraire, comme l’ont souligné les députés Coralie Dubost et Dominique Potier, dans leur rapport d’information sur l’évaluation de la loi du 27 mars 2017, « la disparité des dispositions nationales contribue aussi à un manque de lisibilité sur le territoire de l’Union européenne ».
Un manque en passe d’être comblé, cependant, puisqu’une directive européenne instaurant un devoir de vigilance s’inspirant du modèle français est en cours d’élaboration. Présentée en février 2022 par la Commission européenne, la proposition de directive Corporate Sustainability Due Diligence (CSDD) sera examinée par les députés européens en mai prochain. Cette directive vise à rendre les entreprises européennes responsables de l’impact social et environnemental de leurs activités sur l’ensemble de la chaîne de production.
Si une responsabilisation accrue des entreprises au niveau européen est bienvenue, le bilan dressé par l’ONG Public Eye concernant l’industrie textile nous invite à la prudence. Dix ans après l’effondrement du Rana Plaza en 2013, l’ONG soutient que « le modèle d’affaires de l’industrie textile n’a quasiment pas changé » avec des enseignes de la mode rechignant à « prendre de véritables mesures sur d’importantes questions comme celles des salaires et de la répression des syndicats ».