Crise Covid, invasion de l’Ukraine par la Russie, crise de la dette, crise climatique et crise de confiance envers les institutions internationales. L’économie mondiale est bouleversée depuis de nombreuses années par des perturbations multiples, qui fragilisent encore davantage des Etats déjà très affaiblis par la pauvreté. C’est en tout cas le constat posé par Esther Duflo auprès des sénateurs de la Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, lors de son audition au palais du Luxembourg ce mercredi.
Pour la présidente de l’Ecole d’Economie de Paris, il est urgent de repenser l’aide au développement face à la « forte crise de légitimité » des institutions internationales issues de la Seconde Guerre Mondiale, soulignant par-delà même le rôle de « leader » de la France dans ce processus.
« La pauvreté a augmenté pendant la période de Covid, surtout dans l’Afrique subsaharienne, du fait de l’arrêt de l’économie mondiale »
La chercheuse franco-américaine est dans un premier temps revenue sur le constat objectif de l’état de la pauvreté dans le monde en démontrant la trajectoire positive mondiale de réduction de la pauvreté, et ce en dépit de l’augmentation de la démographie dans les pays les plus pauvres : « Les 30 dernières années ont été des progrès rapides dans la lutte contre la pauvreté extrême dans le monde, où la fraction de gens vivant dans la pauvreté extrême a massivement diminué ». Néanmoins, cette amélioration substantielle s’est brusquement arrêtée du fait de la crise sanitaire qui a coupé court aux flux mondiaux : « L’année 2020 a été marquée par un accroissement de la pauvreté » constate Esther Duflo « surtout dans l’Afrique subsaharienne, du fait de l’arrêt de l’économie mondiale ».
Et ce n’est pas fini, car les défis et crises auxquels le monde fait face sont encore nombreux : « La guerre en Ukraine combinée au Covid a conduit à une forte augmentation de l’inflation dans le monde entier, surtout sur les prix alimentaires avec une augmentation en parallèle de la pauvreté réelle ». La prix Nobel d’Economie a également dans le viseur « la crise de la dette due à la montée des taux » qui rendent plus difficiles voire impossible l’accès aux marchés financiers pour de nombreux Etats : « En moyenne, dans les pays riches pendant le Covid, nous avons dépensé 27% du PIB en mesures fiscales de soutien en faveur de nos concitoyens contre seulement 2% pour les pays les plus pauvres ».
Enfin, la crise climatique pèse quant à elle « plus lourdement sur les pays les plus pauvres ». La chercheuse tance ainsi la « responsabilité » vis-à-vis du climat des pays « occidentaux » : « Les coûts du réchauffement climatique devraient peser en principe sur les pays riches, car ce sont les pays les plus émetteurs » explique-t-elle, indiquant que « les 10% les plus riches émettent 50% des émissions alors que les 50% les plus pauvres émettent 10% des émissions ». Pour autant, elle constate que « les coûts du changement climatique seront ressentis dans les pays pauvres » en raison de températures extrêmes, de l’absence de moyens de se protéger contre les températures élevées et d’une plus forte activité salariale se déroulant à l’extérieur. Ainsi, selon les projections, ces pays les plus pauvres devraient connaître « une augmentation de 73 morts pour 100 000 habitants d’ici 2100, soit « plus que toutes les maladies infectieuses combinées ».
Il n’y a « plus d’automatisme de position stratégique de supériorité des pays de l’Ouest »
Ces multiples crises sont renforcées par une défiance vis-à-vis des institutions internationales chargées de mettre en place l’aide au développement. Il y a « un sentiment très fort dans le monde entier d’une forte crise de légitimité de l’architecture de Bretton Woods » (FMI, Banque Mondiale, ONU). Prenant comme exemple le Fonds de compensation pour les pertes et dommages, décidé à l’occasion de la COP27 en 2022, Esther Duflo relève que « les pays pauvres ne voulaient pas que la Banque Mondiale administre ce fonds, contrairement aux Etats-Unis », ce qui en d’autres termes revient à dire que « la Banque Mondiale n’était pas considérée comme une institution voulant aider les pays en développement ». Cette défiance s’explique notamment par les propos polémiques de l’ancien président de l’institution, David Malpass qui avait refusé de dire s’il reconnaissait le rôle des énergies fossiles dans le réchauffement climatique. En outre, le Fonds, qui promettait une aide de 100 milliards d’euros, n’a été crédité que de 700 millions d’euros. Pire encore, Esther Duflo, qui a calculé le coût du changement climatique dans les pays plus pauvres, a estimé ce coût à 500 milliards d’euros, soit 5 fois plus que l’aide prévue initialement et surtout plus de 700 fois à l’aide finalement attribuée. De la même manière, le dispositif Covax, visant à fournir des vaccins aux pays les plus pauvres pendant le Covid a trouvé ses limites, « les pays riches ayant acheté massivement ces vaccins ».
Au-delà de cette crise de légitimité, la sortie de nombreux pays de la pauvreté extrême rend l’approche traditionnelle de l’aide au développement, à savoir l’aide « bilatérale » allant directement du pays donateur vers le pays bénéficiaire, relativement dépassée : « La solidarité des pays riches vers les pays pauvres court le risque d’être beaucoup moins pertinente, car le monde s’enrichit » avec l’ « essor de pays à revenus moyens » (BRICS, Etats du Golfe). La prix Nobel d’Economie estime qu’il n’y a « plus d’automatisme de position stratégique de supériorité des pays de l’Ouest ». « Les pays pauvres eux-mêmes s’enrichissent et sont plus à même de décider de leur destin. Seulement des tout petits pays extrêmement pauvres dépendent largement de l’Aide au développement » remarque-t-elle.
« On va dans le bon sens » dans la manière de repenser l’aide au développement
Repenser l’aide au développement, c’est d’abord repenser l’approche classique de la pauvreté, vue par les instances internationales à travers le prisme classique du revenu : « La pauvreté n’est pas seulement une affaire d’argent, mais aussi une qualité de vie », note Esther Duflot pour qui la question principale est de savoir si « la diminution de la pauvreté extrême s’est accompagnée d’une amélioration de la qualité de la vie ». Pour la professeure d’économie, la réponse est un grand « oui », cette dernière observant un « déclin fort de la mortalité infantile et néo-natale », qui n’est pour autant pas corrélé à une croissance économique forte : « Ce déclin de la mortalité n’est pas seulement dû à des pays qui ont eu une croissance économique rapide (Chine, Inde) mais également dans des pays qui sont extrêmement pauvres ». A ce titre, Esther Duflo cite comme exemple le Malawi qui a fait s’écrouler la mortalité infantile, le sujet ayant été saisi de plein pied par les pouvoirs publics.
Cette absence de corrélation entre croissance et amélioration de la qualité de vie s’explique par un changement de logiciel dans la manière d’approcher l’aide au développement des pays. En la matière, Esther Duflo estime que La France « va dans le bon sens », s’engageant notamment avec le Fonds pour l’innovation et le développement (FID), dont la chercheuse est présidente du Conseil d’administration. Il s’agit d’un « appel à projets ouvert en continu à tous les secteurs, tous les pays à revenu faible ou intermédiaire et à tout type de structure quelle que soit leur localisation », basé sur « des financements progressifs en fonction de la maturité et de l’innovation sélectionnés selon des critères rigoureux ». L’innovation proposée se doit d’être « au service de la lutte contre la pauvreté et les inégalités » et répondre à deux critères : « Une amélioration par rapport aux approches existantes, en termes de coûts, de rapidité de mise en œuvre, de faisabilité » et une capacité à « toucher un grand nombre de personnes vulnérables ». En près de trois ans d’existence, « plus de 2700 candidatures ont été reçues » provenant de « 82 pays éligibles à l’aide publique au développement ». Ce projet a également permis « l’innovation au service des géographies peu servies par d’autres » ainsi que « l’émergence de nouveaux acteurs dans l’écosystème du développement ». De cette manière, « près de 90% des organisations bénéficiaires de financements du fonds n’avaient jamais reçu de financements de l’Aide française au développement », 44% des projets ont au moins un partenaire gouvernemental » et « 64% des organisations partenaires des projets soutenus par le FID sont des organisations locales ».
« Les Etats ne veulent pas se faire guider ce qu’ils font. Nous devons faire en sorte que l’argent, en fonction des priorités fixées par l’Etat soient allouées de la manière la plus efficace possible tout en luttant contre la corruption » conclut pour sa part Esther Duflo.