Finances publiques : « Prévisions optimistes », économies « magiques », « risques récessifs importants », les économistes torpillent les estimations de déficit de Bercy
Par Alexis Graillot
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A la suite de l’annonce par l’INSEE des chiffres du déficit pour l’année 2023 (-5.5%), le Sénat avait lancé une mission d’information sur la dégradation des finances publiques, au regard de son décalage important avec les prévisions gouvernementales, qui tablaient sur un chiffre de 0.6 point inférieur (-4.9%), principalement expliqués par une baisse brutale des recettes fiscales.
Ce mercredi 15 mai, les sénateurs ont donc reçu trois économistes éminents, afin qu’ils puissent exprimer leur point de vue sur ces chiffres. Décrivant des « fortes erreurs de prévision », ils ont également critiqué la faible prise en compte des travaux des experts, alors même que ceux-ci s’avèrent en général moins optimistes. De manière globale, ils appellent les politiques à « avoir une certaine modestie », au regard des incertitudes des prévisions macroéconomiques de moyen-terme.
Critique sur les méthodes de prévision des recettes fiscales
Premier à prendre la parole, François Ecalle, président fondateur de l’association « finances publiques et économie » (FIPECO) s’en est pris aux méthodes de prévision des recettes fiscales, qualifiées de « trop optimistes », par le Haut Conseil des finances publiques, dans un avis paru le 17 avril dernier. Un excès de prévision qui ne date pas d’hier si l’on en croit l’économiste, qui lorsqu’il était à la Cour des comptes, avait rédigé un rapport où il déclare avoir « observé que l’organisation des travaux de prévision et les méthodes utilisées au sein du ministère des Finances n’avaient pas beaucoup changé depuis l’époque où [il] y travaillai[t] ». « Je ne suis pas sûr qu’elles aient beaucoup changé depuis dix ans », dénote-t-il.
Méthodes de prévisions critiquables, mais également une faible prise en compte des rapports des propres services de Bercy, comme la direction du Budget ou la direction générale du Trésor : « J’ai rarement eu l’impression que de 1997 à 2017, les gouvernements successifs prenaient en compte les travaux de leurs propres services économiques, sans parler des autres économistes », regrette le président de FIPECO, association qui présente des informations et analyses gratuites sur les finances publiques.
« Nous n’avons jamais respecté ce que nous avons inscrit dans les programmes de stabilité et les lois de programmation », blâme-t-il, relevant qu’ « au cours de ces 30 dernières années, les prévisions ont toujours été trop optimistes et toujours plus optimistes que les prévisions techniques du Trésor et du Budget.
« La seule année où il y a eu autant d’erreurs, c’est 2008 »
« [Au début] de l’année, un écart de 0.3 point de PIB est normal, au-delà, il faut s’interroger », s’est exclamé François Ecalle, au terme de son intervention. S’interroger, c’est justement ce qu’a fait l’OFCE. S’il constate un « effet de surprise important pour l’année 2023 », Mathieu Plane relève que, « historiquement, les erreurs de prévisions budgétaires sont sur l’année t du projet de loi de finances (PLF) », principalement en raison d’« erreurs de prévision de croissance », qui sont « particulièrement fortes en cas de choc économique majeur non anticipé ».
« Mais 2023 ne rentre pas dans ce schéma-là », observe-t-il, notant que pour l’année dernière, le PLF s’est trompé sur l’année n-1. « La seule année où il y a eu autant d’erreurs, c’est 2008. Or 2008, il y a eu une erreur de prévision sur la croissance, ce qui n’est pas le cas pour 2023 ». 2008 était également marquée par la crise des subprimes, qui a entraîné une baisse du PIB pour 2009. Pire encore, « si l’on corrige l’erreur de prévision de déficit de l’erreur de prévision de croissance, l’année 2023 est même la plus mauvaise prévision de déficit sur l’année t-1 (car 2008 s’explique pour 2/3 par l’erreur de prévision de croissance) ». A l’inverse, l’économiste note les « très bonnes surprises » des années 2021 et 2022, par rapport aux prévisions gouvernementales, marquées par 3 années exceptionnelles en termes de rentrées de recettes ». « L’erreur est de penser que ce phénomène peut être permanent », nuance-t-il cependant.
A ce titre, Mathieu Plane note que « sur les 0.6 points de PIB d’écart de déficit en 2023, ¼ provient de l’erreur de prévision de dépenses, ¾ provient de l’erreur de prévision de recettes », expliquée par la « forte erreur de prévision sur l’impôt sur les sociétés et sur les cotisations sociales ». Et ce n’est pas les 10 milliards d’euros d’annulation des crédits qui risquent d’améliorer les choses : « Aujourd’hui, il y a un peu phénomène magique, puisqu’on annonce des milliards d’économies, comme si elles étaient totalement exogènes [de la croissance] », étrille-t-il, appelant à « ne pas courir après un PIB nominal ». Même son de cloche du côté d’Olivier Redoulès, directeur des études de l’Institut Rexecode, qui pointe des « risques récessifs importants de couper brutalement les dépenses publiques », alertant sur le fait que « les coûts en termes de désorganisation peuvent être forts ».
« Est-ce qu’on nous ment en permanence ? »
Autant de réponses qui ont semblé abasourdir les sénateurs, en atteste le long moment de silence qui a suivi l’intervention de François Ecalle. Premier à prendre la parole à la suite des trois interventions, Vincent Delahaye, sénateur centriste de l’Essonne, se déclare « effaré que Monsieur Ecalle puisse dire qu’il y a eu une non-communication des prévisions techniques à la Cour des comptes ». Pour autant, il ne se déclare « pas surpris » par ces atermoiements, tançant une documentation « indigente » des prévisions de recettes, depuis plusieurs années. Fustigeant les « 10 milliards de variation de TVA », le sénateur s’en prend vertement au ministère de l’Economie : « On dit que Bercy est très fort, mais moi je pense qu’ils sont nuls », tonne-t-il.
A gauche, on se veut également très critique : « Est-ce qu’on nous ment en permanence ? », demande le sénateur communiste du Nord, Éric Bocquet. Son collègue centriste, Vincent Capo-Canellas, élu de la Seine-Saint-Denis, regrette que la situation de l’endettement français ne soit pas prise dans sa globalité : « Le vrai sujet, c’est la situation budgétaire globale. Je me demande si on n’est pas en train de se focaliser sur un point de détail, certes majeur, mais qui n’explique pas tout », remarque-t-il.
Des questions qui n’ont pas manqué de faire réagir les économistes, qui ont enfoncé le clou : « En 2022, on a atteint un niveau record de prélèvements obligatoires, après avoir fait 50 milliards de baisses d’impôts et de cotisations sociales. Ce n’était pas normal. Le chiffre aberrant, c’est le taux de prélèvements et le déficit de 2022. 2023 c’est un retour à la normale, et les services de Bercy l’avaient vu », fustige François Ecalle, qui note que l’administration fiscale a les « mêmes moyens » que l’OFCE pour quantifier.
Une baisse soudaine de recettes qui a conduit plusieurs sénateurs à se demander s’il était tenable de ne pas s’attaquer à la fiscalité. Une hypothèse à « ne pas écarter » selon Mathieu Plane, pour qui « si on veut être vraiment crédibles, il va falloir mettre tout sur la table et le documenter ».
« Le sujet-clé c’est la prudence »
Face à cette dégradation « surprise » des finances publiques, un terme est régulièrement revenu au cours des échanges : « Prudence ». « Une prévision macroéconomique quasi-exacte (croissance du PIB en 2023) peut conduire à surestimer les recettes », au regard de l’ « incertitude importante » qui règne sur les recettes fiscales, explique pour sa part Olivier Redoulès. L’économiste formule à cet égard plusieurs propositions, parmi lesquelles celle d’avoir « une certaine modestie » dans les prévisions budgétaires, afin de « réserver les bonnes surprises éventuelles à la réduction du déficit ». A l’image de François Ecalle, qui demande de prévoir une marge d’erreur de « 0.3 point de PIB sur les recettes », Olivier Redoulès propose un intervalle entre 0.2 et 0.5 point.
De la même manière, sur la prévision budgétaire de moyen terme, le directeur des études de l’Institut Rexecode conseille de « prendre des hypothèses prudentes », en raison de plusieurs phénomènes, parmi lesquels, le « risque d’occurrence d’une crise » et « l’incertitude sur le rythme de croissance potentielle » (ou croissance optimale). En outre, il note que « l’effet des réformes est difficile à évaluer et à dater précisément ». A ce titre, questionné sur le calcul du zéro artificialisation nette (ZAN), il observe qu’ « on ne sait pas l’évaluer, ce qui pose la question de comment on évalue l’incidence des réformes sur les finances publiques ». « Il faut être prudent car même des réformes qui partent avec des bonnes intentions peuvent conduire à des effets non-désirés », notamment au regard du « flux de réformes assez important qui complexifie l’exercice de prévision ». « Le sujet-clé c’est la prudence », martèle Olivier Redoulès.
Une « prudence » que Bruno Le Maire jugeait comme « mère de toutes les vertus », au moment de l’examen de la loi de finances de 2022. Pas sûr que près de trois ans plus tard, les sénateurs lui associent cet adjectif.
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