Déficit : Bruno Le Maire rejette les accusations de « dissimulation » d’informations mais, promet de transmettre davantage de données à l’avenir

Au cours d’une audition fleuve au Sénat, parfois électrique, le ministre de l’Économie et des Finances a dû s’expliquer sur la dégradation brutale des comptes publics fin 2023. Assurant avoir pris les bonnes décisions au bon moment, le maître de Bercy se dit toutefois prêt à transmettre des notes confidentielles de ses services aux commissions des finances.
Guillaume Jacquot

Temps de lecture :

11 min

Publié le

Mis à jour le

C’était l’heure de la grande explication, développée, technique, et surtout éminemment politique. Durant près de trois heures ce 30 mai, les sénateurs de la commission des finances du Sénat ont entendu et questionné Bruno Le Maire sur le déroulé précis des derniers mois sur le front du budget, deux jours après son ministre des Comptes publics. Toujours avec cette interrogation centrale : comment expliquer le dérapage majeur du déficit public de l’année 2023, révisé à 5,5 % du PIB en mars, bien loin des 4,9 % inscrits dans les derniers textes financiers de l’an dernier. En parallèle de l’autopsie de cette dégradation brutale, les parlementaires souhaitent faire la lumière sur les informations qui étaient à la disposition du gouvernement. Les divergences d’interprétation se sont parfois exprimées dans la tension.

« À aucun moment, rien n’a été caché, ni à la représentation nationale, ni aux Français […] Toutes les informations ont été données en temps utile au Parlement, et aux Français, et toutes les décisions ont été prises en temps utile pour corriger les conséquences de recettes fiscales moins élevées que prévu », a tenu à dire Bruno Le Maire, refusant les accusations de « dissimulation ».

Les prévisions de déficit, « pas une science exacte »

Au cours d’un récit détaillé, relatant le contenu de l’ensemble des notes qui lui ont été transmises, Bruno Le Maire a expliqué que l’ampleur du déficit 2023 n’a été documentée qu’en février 2024. « C’est à ce moment que tous les éléments se conjuguent pour produire cette super tempête sur les comptes publics de la nation. » Le chiffre d’un déficit à 5,6 % pour 2023 apparaît pour la première fois sur une note du 7 février. De façon générale, sur l’ensemble des informations à sa disposition, le patron de Bercy a rappelé que les données comportent des « marges d’erreur significative », en raison des « aléas conjoncturels importants ». Aucune donnée n’est « définitive » et les prévisions de déficit « ne sont pas une science exacte ».

À plusieurs reprises, la température est montée d’un cran dans l’ancienne chapelle du Sénat. « J’ai l’impression qu’il y a ici une accusation à charge », a-t-il reproché. « Pouvez-vous accepter que le Parlement interroge le ministre dans le cadre de la mission d’information ? Interroger, c’est accuser ? », s’est étonné le rapporteur général Jean-François Husson (LR).

En début d’audition, le ministre a d’ailleurs vite planté le décor en parlant des « accusations graves formulées par certains sénateurs depuis quelques mois ». Le président de la commission, Claude Raynal (PS), a été obligé de le recadrer par la suite. « Je ne peux pas l’accepter. Vous êtes en responsabilité. Il y a des difficultés, la responsabilité du ministre est toujours engagée. »

La confrontation s’est surtout cristallisée sur la note des services de Bercy datée 7 décembre 2023, l’un des documents les plus importants mis au jour par le contrôle sénatorial. C’est dans ce document que l’administration a émis une première alerte sérieuse, en informant ses ministres de la possibilité que le déficit se dégrade à 5,2 % (contre un objectif initial de 4,9 %). Jean-François Husson a souligné son étonnement sur le fait que le gouvernement n’en ait pas tiré les conséquences dans le projet de loi de finances, en discussion au Parlement au même moment.

« Si je les avais diffusées, j’aurais donc semé le doute et l’inquiétude inutilement »

« Je ne corrige pas des chiffres de déficit sur la base de présomptions qui, quand on reprend la note du 7 décembre, se sont avérées lacunaires sur certains points, et faux sur d’autres », s’est défendu le ministre. Selon lui, la direction générale du Trésor et celle du Budget lui ont recommandé « de ne pas rendre publique cette évaluation », insistant sur les « nombreux aléas » qui entouraient cette prévision. « Si je les avais diffusées, j’aurais donc semé le doute et l’inquiétude inutilement alors même que beaucoup de ces prévisions ne se sont pas révélées exactes. » L’argumentation peine toutefois à convaincre. « C’est quand même le politique qui décide. Les administrations font remonter des éléments, il y a une appréciation, c’est votre rôle, sur la façon d’utiliser cette information », a rappelé Claude Raynal.

En guise de bonne foi, le ministre a cité les notes d’octobre qui faisaient état de 300 millions d’euros de recettes fiscales supplémentaires, ce qui ne l’a pas empêché de diminuer, par précaution, de 500 millions d’euros les montants relatifs aux recettes dans le projet de loi de finances de fin de gestion en novembre 2023, en raison d’incertitudes sur l’impôt sur les sociétés ou les droits prélevés sur les ventes immobilières. « Je ne pense pas qu’on puisse m’accuser d’irresponsabilité ou de dissimulation, au contraire. »

L’accident de fin d’année s’est produit sur l’impôt des sociétés (IS), dont l’évaluation est soumise à de fortes incertitudes, en fonction de la conjoncture. Contrairement à la TVA et à l’impôt sur le revenu, l’IS fonctionne sur le principe de versements trimestriels, rendant sa prévisibilité beaucoup moins fluide. Selon le ministre, « une grande partie des entreprises » ont probablement passé en provision des éléments « qu’elles auraient dû passer en bénéfice fiscal », à cause de la situation sur les taux d’intérêts. Au bout du compte, difficile pour l’exécutif de percevoir exactement en fin d’année le rendement exact de l’IS. « Une erreur pareille ne peut pas se reproduire deux fois. J’ai saisi l’ensemble des administrations concernées. Il y a eu un défaut de remontée des informations comptables sur les recettes fiscales, notamment sur l’impôt sur les sociétés », a conclu Bruno Le Maire.

« Cela change terriblement du ton très péremptoire que vous utilisez habituellement »

Ce discours sur le caractère presque insaisissable des estimations de recettes a étonné dans la commission. « Nous sommes intéressés par votre tonalité. Cela change terriblement du ton très péremptoire que vous utilisez habituellement pour décrire une situation », a glissé le président de la commission des finances Claude Raynal, se payant les propos « extrêmement péremptoires » du ministre au début de la discussion budgétaire sur le respect du déficit. « Je considère que ce n’est pas être péremptoire que de défendre mon budget. C’est le rôle du ministre que de défendre cette position positive, c’est croire dans son pays », a répliqué le ministre.

Toujours sur le bon niveau à trouver entre optimisme et prudence, les sénateurs ont exhumé les notes des services de Bercy de l’été dernier, qui émettaient un risque sur les recettes, par rapport aux trajectoires précédentes du gouvernement. « Pourquoi, alors que les services indiquent dès juillet 2023, que le solde serait probablement très dégradé par rapport aux prévisions, ne pas en avoir tenu compte ? » a interrogé le rapporteur général. Dans une note du 11 juillet, les services de Bruno Le Maire évoquaient une prévision de déficit à 5,2 %. Réponse de l’intéressé : « C’est à politique inchangée. A chaque fois qu’il y a eu des éléments incertains, mais négatifs, j’ai pris des décisions de correction nécessaires. » Et de citer en particulier le décret d’annulation de 5 milliards d’euros de septembre.

Règlement de comptes sur la teneur du déficit 2024

Au-delà de la gestion budgétaire en elle-même, les sénateurs ont mis le doigt sur un problème encore plus grave à leurs yeux : le manque de transparence du gouvernement à leur égard. Entre le 18 février, date de l’annonce au 20 Heures de TF1 d’un plan d’économies d’urgence de 10 milliards d’économies, et la fuite dans la presse de la réalité du déficit 2023 au cours d’une réunion de crise à l’Élysée le 20 mars, « aucune information n’a été adressée au Parlement », a déploré Jean-François Husson. Aucune communication, si ce n’est le 6 mars devant les commissions des finances, pour présenter le décret d’annulation. Ce jour-là, le ministre de l’Économie a indiqué que le déficit 2023 serait « significativement » au-delà des 4,9 % du PIB. « Sachant que donner un chiffre précis à ce stade est prématuré », a-t-il souligné.

Le rapporteur général s’est aussi étonné du manque de prudence du ministre lorsque, sur TF1, il a maintenu l’objectif à un déficit à 4,4 % pour 2024, alors qu’une note de Bercy datée du 16 février prévoyait en réalité un déficit à 5,7 % du PIB. « Elle établit un déficit à politique inchangée », a précisé le ministre. La commission s’est d’ailleurs agacée de ne pas avoir été informée du contenu de cette note. « Je ne pense que 15 jours puissent être un délai déraisonnable », s’est dédouané Bruno Le Maire.

Quelles leçons tirer de « l’accident de parcours sur 2023 » ? Plus méfiants que jamais, les sénateurs veulent être dans la boucle. « Le Parlement doit être informé assez tôt lorsqu’il y a un risque. Que tout d’un coup il y ait un truc qui nous tombe dessus, ce n’est plus possible. Il faut rétablir la confiance », a sommé Claude Raynal, lassé d’apprendre les informations en premier dans la presse.

Bruno Le Maire prêt à davantage de partage d’informations avec le Parlement, et de prudence dans le budget

Le geste pourrait presque faire figure de mea culpa. Le ministre de l’Économie et des Finances a formulé plusieurs propositions, pour améliorer, à l’avenir, le partage d’informations avec les commissions des finances du Parlement. « Nous vivons dans un monde qui est dépassé, dans lequel le niveau d’information des parlementaires est sans doute insuffisant. Je suis prêt à travailler à un cadre bien plus rigoureux et bien plus ouvert contre la commission des finances et le gouvernement », a promis Bruno Le Maire.

Le ministre se dit prêt à multiplier les réunions en format resserré avec le président de la commission et le rapporteur général, et surtout à transmettre les notes périodiques de ses services sur les remontées fiscales, ainsi que les notes macroéconomiques de la Direction générale du Trésor. « C’est un point très sensible, ça n’a jamais été fait sous la Ve République », a-t-il insisté. Il s’agit de notes des services de Bercy sur lesquelles la mission d’information a mis la main, de même que le rapporteur général, à l’occasion de son contrôle sur pièce et sur place. Le rapporteur général a objecté que les commissions des finances étaient en droit d’attendre tout document réclamé, selon la loi organique.

Un impératif de confidentialité est toutefois posé par Bruno Le Maire dans « ce nouveau cadre ». « Une information brute, sans les informations qui vont suivre, peut inutilement inquiéter et peut devenir dramatique sur le marché », a-t-il averti. En perdant le contrôle de la communication, Bercy redoute des impacts indésirables sur le marché de la dette, et un renchérissement des taux français.

Sur le suivi recettes fiscales, le ministre s’est dit « tout à fait favorable » à améliorer la rapidité des remontées, tout comme leur qualité, en réduisant « la marge d’incertitude encore trop importante ». « Cela demande un changement informatique assez lourd », a-t-il toutefois reconnu. Au vu du trou d’air soudain constaté fin 2023 sur l’impôt sur les sociétés, Bruno Le Maire entend en tirer un enseignement, dès le prochain budget. « À partir du moment où il y a une très mauvaise surprise sur une année, il vaut mieux avoir des prévisions moins optimistes et être surpris favorablement, qu’avoir des prévisions optimistes où on est surpris défavorablement. »

Les principales propositions du ministre ont eu de quoi faire sourire le rapporteur général, dans la mesure où elles font écho à l’une des raisons d’être de la mission d’information. « Vous venez de faire la conclusion, de dire merci Jean-François Husson, d’être venu à Bercy car t’as un peu secoué le cocotier, et les pratiques vont évoluer et changer », a ponctué le sénateur de Meurthe-et-Moselle.

Dans la même thématique

La sélection de la rédaction

Déficit : Bruno Le Maire rejette les accusations de « dissimulation » d’informations mais, promet de transmettre davantage de données à l’avenir
7min

Parlementaire

Dérapage du déficit public : dialogue de sourds entre le ministre Thomas Cazenave et les sénateurs

Le ministre des Comptes publics, Thomas Cazenave, a récusé tout retard à l’allumage du gouvernement, ou manque d’information du Parlement, face à l’écart conséquent sur les prévisions de déficit public en 2023, qu’il explique par des recettes plus faibles que prévu, à hauteur de 21 milliards d’euros. Le rapporteur LR, Jean-François Husson, n’a pas lâché le ministre, estimant que l’exécutif avait les informations pour ajuster ses chiffres.

Le